Enquêtes de dommage antidumping

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Enquête préliminaire de dommage no PI-2018-006

Capsules de nitisinone

Décision rendue
le mardi 20 novembre 2018

Motifs rendus
le mercredi 5 décembre 2018

 



EU ÉGARD À une enquête préliminaire de dommage, aux termes du paragraphe 34(2) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, concernant des :

CAPSULES DE NITISINONE

DÉCISION PROVISOIRE DE DOMMAGE

Le Tribunal canadien du commerce extérieur, aux termes du paragraphe 34(2) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, a procédé à une enquête préliminaire de dommage afin de déterminer si les éléments de preuve indiquent, de façon raisonnable, que le dumping de capsules et comprimés de nitisinone de dosage de 2 mg, 5 mg, 10 mg et 20 mg, conditionnés ou non pour la vente au détail, originaires ou exportés du Royaume de Suède, a causé un dommage ou un retard, ou menace de causer un dommage à la branche de production nationale.

La présente enquête préliminaire de dommage fait suite à l’avis en date du 21 septembre 2018, selon lequel le président de l’Agence des services frontaliers du Canada avait ouvert une enquête concernant le présumé dumping dommageable des marchandises susmentionnées.

Aux termes du paragraphe 37.1(1) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, le Tribunal canadien du commerce extérieur détermine par la présente que les éléments de preuve indiquent, de façon raisonnable, que le dumping des marchandises susmentionnées a causé un dommage ou menace de causer un dommage à la branche de production nationale.

Georges Bujold

Georges Bujold
Membre présidant

Serge Fréchette

Serge Fréchette
Membre

Randolph W. Heggart

Randolph W. Heggart
Membre

L’exposé des motifs sera publié d’ici 15 jours.


 

Membres du Tribunal :

Georges Bujold, membre présidant
Serge Fréchette, membre
Randolph W. Heggart, membre

Personnel de soutien :

Anja Grabundzija, conseillère juridique principal

 

Gayatri Shankarraman, analyste principal

 

Josée St-Amand, analyste

PARTICIPANTS :

 

Conseillers/représentants

Laboratoire KABS Inc.
MendeliKABS Inc.

Vincent Routhier
John H. Reiterowski

 

Swedish Orphan Biovitrum AB (Sobi) et Swedish Orphan Biovitrum Canada (Sobi Canada)

Martin Masse
Jenna Anne de Jong
Jean-Simon Schoenholz
Jonathan O’Hara

 

SigmaSanté

Luc de la Sablonnière

 

Délégation de l’Union européenne au Canada

Leah Littlepage

 

CHU Sainte-Justine

Guillaume Desmarais

Veuillez adresser toutes les communications au :

Greffier
Secrétariat du Tribunal canadien du commerce extérieur
15e étage
333, avenue Laurier Ouest
Ottawa (Ontario) K1A 0G7

Téléphone : 613-993-3595
Télécopieur : 613-990-2439
Courriel : tcce-citt@tribunal.gc.ca

 


EXPOSÉ DES MOTIFS

INTRODUCTION

[1]  Le 2 août 2018, les Laboratoires KABS Inc. et sa société affiliée MendeliKABS Inc. (collectivement, KABS-MDK) ont déposé une plainte auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) alléguant que le dumping de certaines capsules de nitisinone originaires ou exportées du Royaume de Suède (les marchandises en question) a causé un dommage ou menace de causer un dommage à la branche de production nationale.

[2]  Le 21 septembre 2018, l’ASFC a ouvert, aux termes du paragraphe 31(1) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation [1] , une enquête sur le dumping des marchandises en question. Dans son énoncé des motifs concernant l’ouverture de l’enquête, l’ASFC a estimé que, pour la période du 1er janvier 2018 au 30 juin 2018, les marchandises en question avaient été sous-évaluées selon une marge de dumping de 592,8 p. 100, exprimée en pourcentage du prix à l’exportation.

[3]  À la suite de la décision de l’ASFC d’ouvrir l’enquête, le Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal) a procédé, le 24 septembre 2018, à son enquête préliminaire de dommage, aux termes du paragraphe 34(2) de la LMSI, afin de déterminer si les éléments de preuve indiquent, de façon raisonnable, que le dumping des marchandises en question a causé ou menace de causer un dommage à la branche de production nationale.

[4]  Des observations s’opposant à la plainte ont été déposées par Swedish Orphan Biovitrum AB et Swedish Orphan Biovitrum Canada (collectivement, Sobi). La Délégation de l’Union européenne au Canada (la Délégation de l’UE) a déposé des observations portant principalement sur les exigences de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en matière d’enquêtes de dommage. Deux autres parties à l’enquête, SigmaSanté et le Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine (CHU Sainte-Justine), n’ont pas déposé d’observations contestant la plainte.

[5]  Le 20 novembre 2018, le Tribunal a déterminé, pour les motifs qui suivent, que les éléments de preuve indiquent, de façon raisonnable, que le dumping des marchandises en question a causé ou menace de causer un dommage à la branche de production nationale.

DÉFINITION DU PRODUIT

[6]  Les marchandises faisant l’objet de l’enquête sont définies ainsi par l’ASFC [2]  :

Capsules et comprimés de nitisinone de dosage de 2 mg, 5 mg, 10 mg et 20 mg, conditionnés ou non pour la vente au détail, originaires ou exportés du Royaume de Suède.

QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

Traitement des renseignements confidentiels

[7]  La Délégation de l’UE souligne qu’un résumé non confidentiel de l’information caviardée de la partie VIII de la plainte publique n’a pas été fourni, ni une explication justifiant son absence, contrairement aux exigences de l’article 6.5.1 de l’Accord sur la mise en œuvre de l’article VI de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994 de l’OMC (l’Accord antidumping). La Délégation de l’UE soutient que, ne s’étant pas assuré que le dossier public respecte ces exigences, le Tribunal a limité sa capacité de défendre ses intérêts.

[8]  KABS-MDK souligne qu’elle a fait preuve de la plus grande transparence possible dans le contenu de la plainte, sans pour autant nuire à ses intérêts commerciaux, et que certains renseignements ont été caviardés à la demande de Sobi.

[9]  Le Tribunal a récemment expliqué, à propos d’allégations similaires, qu’elles se rapportaient au dossier administratif de l’ASFC, lequel est transmis au Tribunal aux fins de son enquête préliminaire de dommage. Par conséquent, il s’agit d’une question liée au traitement qu’a fait l’ASFC de renseignements confidentiels fournis par les parties à l’enquête. L’enquête préliminaire de dommage du Tribunal ne constitue pas le cadre approprié pour répondre à ces préoccupations [3] .

[10]  Dans l’éventualité où une enquête définitive de dommage est ouverte, le Tribunal versera le plus de renseignements possible au dossier public. Le Tribunal exige également que les parties fournissent des résumés des renseignements confidentiels respectant les exigences de l’article 6.5.1 de l’Accord antidumping

Période d’enquête de dommage

[11]  La Délégation de l’UE soutient aussi que la période d’enquête de dommage en l’espèce n’est pas claire, qu’elle devrait, en règle générale, être d’au moins trois ans, et qu’une période de six mois ne peut être suffisante.

[12]  Tel qu’indiqué plus en détail ci-après, au stade de l’enquête préliminaire, le mandat du Tribunal est d’examiner l’ensemble des renseignements au dossier afin de déterminer s’il y a preuve suffisante indiquant, de façon raisonnable, l’existence d’un dommage ou d’une menace de dommage sensible. Cette évaluation comporte un aspect temporel, qui varie nécessairement selon les faits propres à l’affaire.

[13]  Toutefois, les renseignements au dossier à l’étape de l’enquête préliminaire ne permettent pas toujours d’examiner la question de l’existence d’une indication raisonnable de dommage sur un horizon de trois ans. En effet, lors de cette phase préliminaire, le Tribunal doit composer avec le fait que les renseignements au dossier sont considérablement moins détaillés et exhaustifs que lors d’une enquête définitive de dommage. La plupart du temps, les renseignements disponibles sont limités à ceux fournis par les parties plaignantes et l’ASFC.

[14]  En l’espèce, le Tribunal dispose de renseignements qui se rapportent surtout à la période comprise entre janvier et décembre 2017 et, dans une certaine mesure, à la période de janvier à juin 2018. Le Tribunal dispose aussi des projections des plaignantes fondées sur les données disponibles pour l’année 2017 pour décrire le dommage anticipé au-delà de cette période.

[15]  C’est sur la foi de ces renseignements, nécessairement partiels à ce stade, que le Tribunal déterminera si les éléments de preuve sont suffisants pour conclure à l’existence d’une indication raisonnable de dommage ou de menace de dommage. Si l’affaire passe l’étape de l’enquête définitive de dommage, le Tribunal déterminera alors la période d’enquête appropriée conformément aux obligations du Canada au titre des accords de l’OMC.

Arguments sur l’incidence d’une éventuelle imposition de droits antidumping

[16]  Certains arguments soulevés par Sobi se rapportent à l’effet que pourrait avoir l’imposition de droits antidumping sur les mécanismes canadiens de contrôle des prix des médicaments et la fourniture de médicaments à certains patients canadiens [4]

[17]  Le mandat du Tribunal dans le cadre d’une enquête aux termes du paragraphe 34(2) de la LMSI est limité à l’examen des observations des parties et des éléments de preuve se rapportant à l’existence d’une indication raisonnable de dommage ou de menace de dommage causé à la branche de production nationale par le dumping des marchandises en question. Par conséquent, le Tribunal ne se prononcera pas sur les arguments de Sobi sur l’impact potentiel d’une imposition de droits antidumping sur les mécanismes canadiens de contrôle des prix des médicaments ou sur les utilisateurs finaux. De tels éléments ne peuvent être examinés que dans le cadre d’une enquête d’intérêt public menée aux termes de l’article 45 de la LMSI, laquelle ne peut être ouverte que si le Tribunal conclut au dommage ou à une menace de dommage à l’issue d’une enquête définitive de dommage aux termes de l’article 42 de la LMSI.

CADRE LÉGISLATIF

Indication raisonnable

[18]  Le paragraphe 34(2) de la LMSI énonce le mandat du Tribunal en ce qui concerne les enquêtes préliminaires de dommage. Il prévoit que le Tribunal doit déterminer « si les éléments de preuve indiquent, de façon raisonnable, que le dumping ou le subventionnement des marchandises [en question] a causé un dommage ou un retard ou menace de causer un dommage ».

[19]  L’expression « indiquent, de façon raisonnable » n’est pas définie dans la LMSI, mais elle signifie que les éléments de preuve n’ont pas à être « concluants ou probants selon la prépondérance des probabilités » [5] [traduction].

[20]  La norme de preuve requise par l’expression « indiquent, de façon raisonnable » est moins élevée que celle qui s’applique lors d’une enquête définitive de dommage menée aux termes de l’article 42 de la LMSI [6] .

[21]  Les éléments de preuve recueillis dans la phase préliminaire de la procédure sont beaucoup moins détaillés et exhaustifs que dans une enquête définitive de dommage. Tous les éléments de preuve ne sont pas disponibles à la phase préliminaire, et aucune audience n’est tenue permettant d’examiner pleinement ce qui est disponible. En conséquence, la preuve n’est pas évaluée dans la même mesure que dans une enquête définitive de dommage.

[22]  À la présente étape de l’enquête, la norme de preuve qui s’applique est moins rigoureuse que celle retenue dans le cadre d’une enquête définitive de dommage, et les plaintes seront examinées libéralement. Le Tribunal accorde aux plaignantes le bénéfice du doute [7] .

[23]  L’issue d’une enquête préliminaire de dommage ne doit toutefois pas être tenue pour acquise [8] . De simples affirmations ne sont pas suffisantes [9] . Les plaintes, ainsi que le dossier des parties opposées, doivent être étayés d’éléments de preuve positifs et suffisants. De tels éléments de preuve doivent également être pertinents, en ce sens qu’ils répondent aux exigences de la LMSI et concernent des facteurs pertinents du Règlement sur les mesures spéciales d’importation [10] , et ce, d’une manière propre à convaincre à la présente étape de l’enquête.

[24]  Avant d’examiner les allégations de dommage ou de menace de dommage, le Tribunal doit définir certains paramètres du cadre d’analyse. Plus précisément, le Tribunal doit déterminer quelles marchandises produites par la branche de production nationale constituent des « marchandises similaires » par rapport aux marchandises en question, en plus de circonscrire la branche de production nationale qui produit ces marchandises. Cette analyse est nécessaire, car le paragraphe 2(1) de la LMSI définit le terme « dommage » comme « [l]e dommage sensible causé à une branche de production nationale » et l’expression « branche de production nationale » comme « l’ensemble des producteurs nationaux de marchandises similaires ou les producteurs nationaux dont la production totale de marchandises similaires constitue une proportion majeure de la production collective nationale des marchandises similaires ». De plus, le paragraphe 2(1) de la LMSI définit les « marchandises similaires », par rapport à toutes autres marchandises, comme suit : « Selon le cas : a) marchandises identiques aux marchandises en cause; b) à défaut, marchandises dont l’utilisation et les autres caractéristiques sont très proches de celles des marchandises en cause ».

MARCHANDISES SIMILAIRES ET CATÉGORIES DE MARCHANDISE

[25]  KABS-MDK soutient que la marchandise en question (l’Orfadin) et les capsules de nitisinone fabriquées par la branche de production nationale (le MDK-Nitisinone) sont des marchandises similaires. Elle soutient que les deux médicaments sont bio-équivalents, puisqu’ils contiennent un médicament identique et, après comparaison dans le cadre d’une étude de biodisponibilité appropriée, répondent à certaines normes de vitesse et de degré d’absorption indiquées [11] .

[26]  Sobi souligne également que ces médicaments sont considérés bio-équivalents par Santé Canada et qu’ils se livrent une concurrence égale sur le marché canadien [12] .

[27]  Les éléments de preuve indiquent en effet que les deux médicaments ont sensiblement la même composition chimique, les même propriétés et caractéristiques et une utilisation finale identique, et qu’ils sont considérés comme interchangeables sur le marché canadien.

[28]  Compte tenu de ce qui précède, et des facteurs relatifs aux questions de marchandises similaires et de catégories de marchandise [13] , le Tribunal conclut que les capsules de nitisinone produites par la branche de production nationale de même description que les marchandises en question sont des « marchandises similaires » par rapport aux marchandises en question et constituent une seule et même catégorie de marchandise.

BRANCHE DE PRODUCTION NATIONALE

[29]  KABS (le producteur de la totalité de la production nationale de nitisinone) et MDK (détentrice des droits de mise en marché du MDK-Nitisinone) se présentent comme une seule entité aux fins de cette plainte [14] . Les autres parties ne semblent pas contester la position des plaignantes.

[30]  Par conséquent, aux fins de la présente enquête préliminaire, le Tribunal considère que le groupe composé de KABS et MDK constitue la branche de production nationale. Une approche similaire a déjà été adoptée par le Tribunal, qui a fait observer que la branche de production nationale « peut, en principe, et au sens du paragraphe 2(1) de la LMSI, être constituée d’entités associées qui sont respectivement responsables de la production de marchandises similaires et de la vente de celles-ci dans des conditions normales de concurrence au premier niveau de distribution sur le marché » [15] .

ANALYSE DE DOMMAGE

[31]  Avant d’analyser les allégations des plaignantes, il convient de décrire les conditions particulières qui caractérisent le marché des capsules de nitisinone et l’historique de l’approvisionnement de ce médicament au Canada. En effet, les allégations de dommage et de menace de dommage dans la présente affaire s’inscrivent dans un contexte commercial singulier, qui devra être pris en compte en déterminant si les éléments de preuve indiquent, de façon raisonnable, que le dumping des marchandises en question a causé un dommage ou menace de causer un dommage à la branche de production nationale.

[32]  Les capsules de nitisinone sont utilisées dans le traitement de la tyrosinémie hépatorénale de type I. Environ 100 personnes souffrent de cette maladie au Québec, pour un total allant jusqu’à environ 117 personnes au Canada [16] . Dans le monde, environ 1 000 personnes seraient affectées par cette maladie [17] .

[33]  Le traitement à la nitisinone doit être administré quotidiennement et la posologie varie selon le poids du patient. La demande canadienne est par conséquent relativement stable à court et moyen terme et représente une proportion notable de la demande totale mondiale pour ce médicament.

[34]  Jusqu’en septembre 2016, la marchandise en question était le seul produit de nitisinone disponible au Canada, et ce, par le biais du « programme d’accès spécial » de Santé Canada [18] .

[35]  Le 20 septembre 2016, le MDK-Nitisinone a obtenu un premier avis de conformité de Santé Canada [19] , autorisant sa mise en marché au pays. De ce fait, l’approvisionnement par le biais du « programme d’accès spécial » était dès lors interdit et le MDK-Nitisinone devenait le seul médicament autorisé, situation qui a permis à KABS-MDK d’approvisionner l’ensemble du marché canadien à partir de septembre 2016 [20] . Les avis de conformité pour les produits de Sobi et de Cycle Pharmaceuticals Ltd. (qui fabrique en Suisse un troisième produit concurrent) ont suivi entre novembre et décembre 2016 [21] .

[36]  L’émergence d’un marché concurrentiel a mené, pour la première fois au Québec, à l’approvisionnement en nitisinone par le biais d’appels d’offres publics. Tel qu’indiqué plus haut, le marché québécois, étant donné sa taille, est d’importance primordiale pour les fournisseurs de nitisinone au pays.

[37]  Or, la pharmacie du CHU Sainte-Justine dessert tous les patients québécois souffrant de tyrosinémie. Par conséquent, elle est, par l’intermédiaire de SigmaSanté – un organisme mandaté par plusieurs établissements de santé pour réaliser des appels d’offres – de loin le plus important acheteur de nitisinone au Canada. Qui plus est, les éléments de preuve indiquent que les appels d’offres de SigmaSanté portent typiquement sur la totalité du volume d’achat pour une période de trois ans, empêchant ainsi les autres fournisseurs potentiels d’avoir accès au marché québécois (du moins dans le cas du nitisinone) pendant cette période. Les éléments de preuve indiquent également que l’attribution de ces contrats se fait, de façon générale, sur la base du plus bas prix [22] .

[38]  En l’espèce, SigmaSanté a lancé un premier appel d’offres en janvier 2017 (retour en appel d’offres no 2015-777-00-10) pour l’approvisionnement du nitisinone, qui a été remporté par KABS-MDK. Le contrat couvrait la période du 1er avril 2017 au 31 mars 2018 [23] , période durant laquelle KABS-MDK a desservi les patients du Québec.

[39]  En septembre 2017, SigmaSanté a lancé un deuxième appel d’offres (appel d’offres no 2018‑4777‑00-01), gagné cette fois par Sobi. La durée du deuxième contrat couvre l’ensemble du cycle d’approvisionnement de trois ans, soit du 1er avril 2018 au 31 mars 2021.

[40]  Étant donné les caractéristiques uniques du marché québécois et la stabilité relative de la demande canadienne, la perte de ce contrat prive la branche de production nationale de l’accès à la grande majorité des ventes au Canada d’ici avril 2021, et ce, peu importe ce qu’il adviendra d’ici la fin de 2018 quant à l’approvisionnement dans les autres provinces [24] .

[41]  En résumé, la présente plainte s’inscrit dans un contexte où la perte d’un seul contrat peut avoir des effets dommageables graves et durables pour la branche de production nationale. Par ailleurs, étant donné le délai entre l’appel d’offres, l’attribution du contrat et son entrée en vigueur, il est plausible que les indicateurs de dommage ne se manifestent pas tous en même temps. Par exemple, il est plausible que les effets sur les prix du présumé dumping et l’incidence subséquente sur la branche de production nationale puissent se concrétiser avant toute augmentation importante du volume des importations des marchandises en question. De même, il est concevable que certains des effets du présumé dumping sur le rendement de la branche de production nationale ne se concrétisent que plus tard.

[42]  Le Tribunal a déjà indiqué ce qui suit concernant les défis uniques que posent de pareilles situations pour l’analyse de dommage ou de menace de dommage dans le cadre de l’enquête préliminaire :

ABB et CG [les producteurs nationaux] affirment qu’en raison de ce délai, certains des effets dommageables découlant du dumping et de la perte de ventes au cours de la période visée par l’enquête peuvent ne se faire sentir qu’après coup et qu’il conviendrait donc de tenir compte de leurs projections financières pour déterminer si le dumping a causé un dommage. Une décision selon laquelle le dumping « a causé » un dommage sensible doit, par définition, être fondée sur les effets dommageables qui se cristallisent (c.-à-d. qui se manifestent) au cours de la période visée par l’enquête. Tout dommage imminent prévisible causé à ABB et à CG en raison du dumping des marchandises en question appuierait sans doute une décision selon laquelle le dumping menace de causer un dommage sensible. Cependant, le Tribunal n’a pas à expliquer plus en détail cette question à cette étape-ci de la procédure, puisqu’il suffit que les éléments de preuve indiquent, de façon raisonnable, que le présumé dumping cause un dommage ou menace de causer un dommage sensible. [25]

[Nos italiques]

[43]  Bien que cette situation se présente typiquement dans le cas de biens d’équipement [26] , ce qui n’est pas le cas des marchandises en question et similaires, étant donné les caractéristiques du marché décrites ci-haut, le Tribunal suivra l’approche énoncée en l’espèce.

[44]  Par conséquent, le Tribunal déterminera si les éléments de preuve sont suffisants pour conclure à une indication raisonnable de dommage déjà présent ou de menace de dommage causé par le dumping des marchandises en question, sans trancher de façon définitive, à ce stade-ci, la question de savoir si les effets dommageables allégués représentent un dommage déjà manifeste ou se rapportent plutôt à une menace de dommage.   

Volume des importations des marchandises en question

[45]  La plainte ne fournit pas de données sur les volumes d’importation. KABS-MDK estime toutefois qu’en 2017 elle détenait environ 99 p. 100 du marché canadien, mais que « le volume de marchandises sous-évaluées a complètement remplacé le volume des ventes de la production nationale sur le marché du Québec à compter du printemps 2018 » [27] . Les estimations de l’ASFC, basées sur ses données sur l’importation et les renseignements fournis dans la plainte, soutiennent généralement les allégations des plaignantes [28] .

[46]  Le Tribunal conclut que les éléments de preuve indiquent, de façon raisonnable, que le volume des importations des marchandises en question a augmenté de façon marquée lors de la période allant du 1er janvier 2018 au 30 juin 2018 et qu’il continuera d’augmenter, puisque le contrat adjugé par SigmaSanté à Sobi est entré en vigueur en avril 2018 et garantit à Sobi environ 88 p. 100 [29] du volume des ventes au Canada jusqu’en avril 2021.

Effets sur les prix des marchandises similaires

[47]  La plainte fournit les prix soumissionnés lors des deux appels d’offres lancés par SigmaSanté, ainsi que le prix de Sobi (tel qu’estimé par KABS-MDK) sous le régime du programme d’accès spécial [30] .

[48]  Les prix de KABS-MDK soumissionnés lors du premier appel d’offres étaient substantiellement inférieurs à ceux de Sobi. Toutefois, lors du deuxième appel d’offres, les prix de Sobi étaient inférieurs par une bonne marge comparativement à ceux de KABS-MDK. Les éléments de preuve indiquent donc une sous-cotation marquée des prix pour l’obtention du contrat le plus important du marché canadien par Sobi.

[49]  Les plaignantes allèguent également que le seul fait que l’Orfadin ait été autorisé au Canada a mené, dans le cadre du premier appel d’offres de SigmaSanté, à une baisse du prix de KABS-MDK [31] . Toutefois, la plainte évoque tout au plus le « risque » [32] de voir Sobi procéder à une forte diminution des prix en janvier 2017; les éléments de preuve au soutien de cette allégation ne comprennent pas d’éléments concrets, tels que des ventes ou offres de ventes à bas prix de Sobi.

[50]  Le Tribunal ne peut conclure que les éléments de preuve démontrent, dans une mesure raisonnable, que les marchandises en cause ont jusqu’à maintenant mené à une baisse des prix des marchandises similaires. Lors du deuxième appel d’offres, le prix soumissionné par KABS-MDK a augmenté par rapport à ses prix de janvier 2017, et la méthode d’approvisionnement de SigmaSanté n’accordait pas à la branche de production nationale l’occasion de baisser ses prix en réaction à l’offre concurrente plus basse présentée par Sobi. Une telle situation reflète la perte de ventes causée par la sous-cotation plutôt que la baisse des prix.

[51]  Par ailleurs, compte tenu de la preuve sur les prix sous-évalués offerts par Sobi lors du deuxième appel d’offres de SigmaSanté et de son intérêt pour le marché canadien, il est plausible que la branche de production nationale doive baisser ses prix dans un avenir rapproché si elle désire concurrencer les offres de Sobi pour les contrats d’approvisionnement à venir et conserver des ventes dans le reste du Canada (les entités acheteuses dans les autres provinces ne semblent pas fonctionner selon le modèle « tout ou rien » de SigmaSanté).

[52]  Finalement, bien que la plainte utilise le mot « compression » à quelques endroits, il ne semble pas s’agir d’allégations de compression au sens de l’article 37.1(1)(b)(iii) du Règlement. Quoi qu’il en soit, le Tribunal conclut qu’il n’y a pas d’éléments de preuve suffisants pour soutenir une telle allégation.

Incidence sur la situation de la branche de production nationale

Déclin des ventes et de la part de marché

[53]  KABS-MDK soutient que c’est en raison des marchandises en question offertes à bas prix qu’elle n’a pas remporté l’appel d’offres lancé par SigmaSanté en septembre 2017 et que la perte de ce contrat signifie la perte de la totalité des ventes au Québec à partir du mois d’avril 2018.

[54]  Selon les volumes de ventes de KABS-MDK enregistrés en 2017 [33] , et comme la demande est relativement stable, la perte du contrat octroyé par SigmaSanté représente, sur une base annuelle, une perte d’environ 88 p. 100 de son volume de ventes au Canada à partir du mois d’avril 2018. La branche de production nationale subira, à terme, une perte équivalente de parts du marché au Canada, et ce, au profit des marchandises en cause. Il s’agit de la seule conclusion possible à la lumière des éléments de preuve au dossier, bien que la plainte ne fournisse pas de données sur les ventes sur le marché canadien effectivement réalisées par KABS-MDK depuis le début 2018.

[55]  Il va sans dire qu’en soi, un dommage d’une telle ampleur en termes de pertes de ventes et de parts de marché peut être qualifié de dommage sensible au sens de la LMSI s’il se cristallise ou se manifeste au cours de la période visée par l’enquête. Si l’on considère que, selon la preuve, ce déclin anticipé des ventes et des parts de marché est imminent et prévu et qu’il résulte d’un changement de circonstances important, à savoir l’absence prolongée de toute vente au Québec de la part de KABS-MDK découlant de l’entrée en vigueur du contrat obtenu par Sobi, il peut aussi appuyer à ce stade une conclusion d’indication raisonnable de menace de dommage sensible.

[56]  Sur la foi des renseignements au dossier, le Tribunal conclut qu’il y a indication raisonnable que le déclin des ventes de la branche de production nationale et la diminution de ses parts de marché depuis avril 2018 est significatif, même s’il n’est pas possible de les quantifier précisément. En outre, la preuve indique que ces effets dommageables vont s’accentuer dans les prochains mois, puisque la branche de production nationale ne peut plus réaliser de ventes au Québec. La seule question qui demeure est celle de savoir s’il y a indication raisonnable que le dumping des marchandises en question a, à lui seul, causé le dommage ou s’il menace de causer un dommage [34] .

[57]  À cet égard, selon les règles d’adjudication énoncées dans les documents de l’appel d’offres no 2018-4777-00-01, il semblerait que le contrat ait effectivement été adjugé sur la base du plus bas prix [35] . Autrement dit, il s’agit d’une situation dans laquelle le prix offert semble avoir été le facteur déterminant dans la décision d’adjudication de SigmaSanté. Le fait que Sobi a remporté cet appel d’offres en offrant des prix sous-évalués permet d’affirmer, du moins provisoirement, que c’est le dumping des marchandises en question qui a vraisemblablement causé le déclin des ventes et des parts de marché de la branche de production nationale. Dans ce contexte, la position des plaignantes selon laquelle la perte du contrat est directement attribuable à la sous-cotation des prix de Sobi est soutenue par davantage que de simples affirmations.

[58]  Rappelons qu’à ce stade les éléments de preuve n’ont pas à être concluants selon la balance des probabilités et que les plaignantes ont droit au bénéfice du doute. Ainsi, suivant la norme de preuve moins rigoureuse qui doit être appliquée au stade de l’enquête préliminaire, les éléments de preuve suggèrent l’existence d’un lien de causalité entre le dumping des marchandises en question et le déclin des ventes et des parts de marché de la branche de production nationale. Cette question sera discutée plus amplement dans l’examen des facteurs autres que le dumping invoqués par Sobi pour expliquer le dommage apparemment subi par la branche de production nationale.

[59]  Les éléments de preuve indiquent également, dans une mesure raisonnable, que les ventes perdues à la suite du deuxième appel d’offres de SigmaSanté et le déclin amorcé depuis avril 2018 des parts de marché de la branche de production nationale ont commencé et continueront à avoir des conséquences négatives sur son rendement en ce qui a trait aux facteurs prescrits abordés dans les paragraphes qui suivent.   

Perte de revenus et de profitabilité

[60]  La plainte fournit les états financiers de KABS et de MDK, respectivement, pour les exercices terminés les 30 juin 2016 et 2017 [36] . Aucune donnée n’est fournie pour la période de juin 2017 à juin 2018. Étant donné la grande valeur du contrat perdu, l’information au dossier, même incomplète, est suffisante au stade de l’enquête préliminaire pour permettre au Tribunal de conclure que l’impossibilité de faire des ventes sur le marché québécois jusqu’en 2021 a commencé à miner le rendement de la branche de production nationale et aura de graves conséquences sur ses revenus et sa profitabilité.

[61]  À cet égard, les projections des plaignantes déposées en preuve ne sont pas dénuées de fondement et ses allégations représentent plus que de simples affirmations. Les renseignements déposés indiquent que la position financière de KABS-MDK en 2017 s’est améliorée par rapport à sa position en 2016, ce qui reflétait le résultat d’une première année complète de ventes de nitisinone après l’homologation du MDK‑Nitisinone en septembre 2016. Dans les circonstances particulières du marché des capsules de nitisinone, décrites plus haut, les données financières de 2017 fournissent également une base plausible aux baisses des ventes (baisse d’environ 80 p. 100) et de la profitabilité qui sont anticipées par les plaignantes pour la période d’avril 2018 à avril 2019 en l’absence du contrat adjugé par SigmaSanté à la suite de l’appel d’offres de septembre 2017 [37] . Selon les plaignantes, l’incidence négative anticipée sur leur profitabilité est telle qu’elle pourrait se solder par l’arrêt de la production de nitisinone [38] .

Autres indices économiques de la situation de la branche de production nationale

[62]  Bien que le dossier ne contienne pas de données précises sur les volumes de production, les plaignantes allèguent qu’en l’absence de ventes au Québec entre avril 2018 et avril 2021, aucun marché suffisamment important ne demeure pour rentabiliser leur production de nitisinone, qui cessera. Les éléments de preuve déjà mentionnés soutiennent généralement cette affirmation.

[63]  De plus, vu l’importance du contrat perdu, le Tribunal conclut, en tenant compte du degré de preuve moindre qui s’applique dans le cadre d’une enquête préliminaire, qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour affirmer que l’incapacité de vendre sur le marché québécois paraît avoir eu les effets néfastes additionnels suivants sur la branche de production nationale :

  • · une usine dédiée à la fabrication de capsules de nitisinone, construite à Asbestos (Québec) à la suite d’un investissement important, demeure inopérante à l’été 2018 [39] .

  • · KABS et MDK ont dû mettre à pied ou réaffecter des employés dont le travail était relié au nitisinone, sans compter que les emplois anticipés à l’usine d’Asbestos ne se sont pas matérialisés [40] .

  • · Des investissements dans le développement d’autres médicaments ciblant des maladies rares ne pourront être entrepris [41] .

Menace de dommage

[64]  Les plaignantes soutiennent essentiellement qu’il y aura, dans les 12 à 18 prochains mois, continuation ou aggravation du dommage déjà causé à la branche de production nationale et discuté plus haut. KABS-MDK souligne de plus qu’il est envisageable que Sobi puisse sous-coter ses prix pour les ventes hors Québec et l’évincer entièrement du marché canadien, et que Sobi a la capacité de production pour approvisionner l’ensemble de ce marché.

[65]  Ces affirmations ne sont pas contestées par Sobi et sont corroborées par les éléments de preuve concernant les caractéristiques du marché des capsules de nitisinone. Dans le contexte particulier de ce marché, les allégations des plaignantes selon lesquelles les pertes de ventes et de revenus accrues qu’elles anticipent se matérialiseront au cours des prochains mois sont étayées par suffisamment d’éléments de preuve à ce stade préliminaire. Il s’agit d’une rare situation dans laquelle la perte d’un seul contrat est suffisante pour conclure à l’existence d’effets dommageables majeurs et durables pour la branche de production nationale.

[66]  Somme toute, les éléments de preuve indiquent, dans une mesure raisonnable, que les effets dommageables résultant de la perte du contrat attribué au terme du deuxième appel d’offres de SigmaSanté et de la disponibilité des marchandises en cause à des prix sous-évalués vont continuer de se manifester, voire même d’empirer, dans un avenir imminent et prévisible.

Lien de causalité et incidence possible de facteurs autres que le dumping des marchandises en question

[67]  Tel qu’indiqué dans l’analyse qui précède, les éléments de preuve indiquent, de façon raisonnable, l’ampleur des conséquences néfastes passées et raisonnablement prévisibles résultant de la perte du contrat octroyé par SigmaSanté à la suite de l’appel d’offres lancé en septembre 2017. Le caractère sensible de ce dommage déjà manifeste et anticipé ressort des éléments de preuve.

[68]  Sobi ne conteste pas l’existence d’effets dommageables importants déjà existants pour KABS‑MDK, ni leur caractère sensible ou le fait qu’ils continueront à se manifester jusqu’en 2021. Étant donné que Sobi a choisi de ne pas déposer de preuve contraire sur ces questions, elle paraît admettre implicitement l’existence d’une indication raisonnable que la branche de production nationale a subi ou est menacée de subir un dommage.

[69]  Sobi soutient plutôt que tout dommage ressenti par la branche de production nationale de par la perte de ce contrat est attribuable à des facteurs autres que le dumping des marchandises en question, notamment l’environnement règlementaire canadien, qui limite les prix des médicaments; la structure « tout ou rien » de l’appel d’offres de SigmaSanté de septembre 2017; et les décisions d’affaires prises par les plaignantes. Sobi soutient également que ce sont les plaignantes qui sont responsables du dommage qu’elles allèguent parce qu’elles ont imposé un prix de référence très bas lors du premier appel d’offres de SigmaSanté (celui de janvier 2017). À cet égard, Sobi estime avoir remporté le contrat de septembre 2017 parce qu’elle a suivi la pratique ayant cours dans l’industrie, c’est-à-dire qu’elle s’est positionnée pour battre le prix du soumissionnaire qui avait gagné l’appel d’offres précédent (soit battre le prix de référence établi en janvier 2017 par KABS-MDK), alors que KABS-MDK elle-même a décidé plutôt d’augmenter ses prix [42] .

[70]  Le Tribunal a pris ces facteurs en considération et est d’avis qu’ils peuvent avoir eu un effet sur la branche de production nationale. Toutefois, étant donné le caractère incomplet et souvent contradictoire des éléments de preuve au dossier, il est difficile d’évaluer à cette étape préliminaire l’incidence réelle et distincte du dumping des marchandises en question que de tels facteurs pourraient avoir eu sur la branche de production nationale.

[71]  En ce qui concerne l’argument portant sur le cadre règlementaire encadrant l’établissement du prix des médicaments au Canada, la preuve au dossier indique qu’il est complexe et n’établit pas clairement l’incidence de ses différents éléments sur les prix offerts par Sobi et KABS-MDK. Par exemple, Sobi renvoie au rôle que jouent le Programme commun d’évaluation des médicaments (PCEM) de l’Agence canadienne des médicaments et des technologies de la santé (ACMTS) et l’Alliance pancanadienne pharmaceutique, des agences d’évaluation et de négociation auxquelles se soumettent les fournisseurs de médicaments visant à être inclus dans les couvertures publiques d’assurance médicament dans les provinces autres que le Québec [43] . À ce titre, Sobi explique que le PCEM a donné lieu, dans le cas de l’Orfadin, à une recommandation de réduire de 74 p. 100 son prix de référence (c’est-à-dire le prix en vigueur durant le Programme d’accès spécial). Sobi soutient de plus que l’Alliance pancanadienne pharmaceutique a élaboré un cadre (« generic pricing framework ») qui illustre les baisses de prix attendues suivant l’entrée sur le marché de médicaments génériques, cadre qui, selon Sobi, servirait de guide dans le cas du marché du nitisinone, qui présente trois produits bio‑équivalents.

[72]  Concrètement, Sobi soutient essentiellement que les recommandations de ces agences, bien que non applicables au processus d’approvisionnement de SigmaSanté, guident les attentes des acheteurs et les prix des fournisseurs. Selon Sobi, ces attentes, auxquelles s’ajouterait l’attente des acheteurs de voir les prix des offres formulées lors de marchés publics successifs diminuer au fil du temps [44] , expliqueraient les prix offerts lors du deuxième appel d’offres de SigmaSanté.

[73]  Pour sa part, KABS-MDK fait valoir que les recommandations du PCEM n’ont été rendues publiques qu’en février 2018 et ne pouvaient donc influencer le prix soumissionné par Sobi à l’automne 2017 [45] . KABS-MDK fait valoir aussi que SigmaSanté n’établit aucun prix plafond, ni ne réfère à des appels d’offres précédents ou des recommandations d’un organisme externe [46] . Enfin, le Tribunal fait observer que les prix soumissionnés autant par Sobi que par KABS-MDK lors du deuxième appel d’offres de SigmaSanté ne semblent pas refléter parfaitement les recommandations et lignes directrices auxquelles fait référence Sobi. Il n’est donc pas possible de déterminer, sur la foi des renseignements au dossier, l’incidence qu’elles auraient pu avoir sur les prix offerts dans le cadre de cet appel d’offres.

[74]  Étant donné cette preuve contradictoire, et étant donné que le Tribunal accorde généralement le bénéfice du doute aux plaignantes à ce stade préliminaire, le Tribunal est d’avis qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments probants pour conclure que le dommage à la branche de production nationale est dû à l’environnement règlementaire canadien qui limiterait le prix des médicaments.

[75]  Si l’affaire passe à l’étape de l’enquête définitive de dommage, le Tribunal entend explorer à fond la question des mécanismes d’établissement des prix, peut-être même en obtenant le témoignage des responsables des organismes de réglementation concernés, afin de déterminer si, effectivement, des prix plafonds sont dictés par la réglementation ou les attentes des acheteurs et si ces facteurs peuvent avoir eu un effet négatif sur la branche de production nationale distinct des effets du dumping des marchandises en question. Les pratiques de l’industrie sur l’établissement des prix mériteraient aussi d’être examinées davantage.

[76]  Concernant l’argument selon lequel KABS-MDK aurait elle-même causé le dommage en imposant un prix de référence très bas lors de l’appel d’offres de janvier 2017, le Tribunal s’est déjà dit d’avis que « la question de savoir qui a amorcé la ‘guerre des prix’ n’est pas pertinente [...]. [L]a branche de production nationale a le droit de réduire ses prix dans le but d’essayer d’augmenter sa présence sur le marché [...] et les importateurs ont le même droit [...]. Cependant, lorsque le produit importé est offert à des prix sous-évalués qui causent un dommage à la branche de production nationale, la limite est franchie. » [47]

[77]  De plus, sur cette question, le Tribunal remarque que, même en utilisant les prix offerts par la branche de production nationale lors du premier appel d’offres (janvier 2017) comme indice de référence pour l’appel d’offres de septembre 2017, les prix offerts par Sobi en septembre étaient substantiellement inférieurs à ceux offerts par KABS-MDK en janvier 2017. 

[78]  Quant à l’allégation de Sobi selon laquelle le modèle d’affaire des plaignantes est à haut risque puisque le succès de leur entreprise semble dépendre essentiellement d’un seul client, elle est soutenue par l’absence de données sur les ventes à l’exportation de la branche de production nationale. Toutefois, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour attribuer le dommage ou la menace de dommage aux décisions d’affaires des plaignantes à ce stade préliminaire.

[79]  En conclusion, les éléments de preuve au dossier concernant l’incidence que ces autres facteurs puissent avoir eue sur la branche de production nationale sont fragmentaires et peu concluants. Quoi qu’il en soit, dans le contexte d’une éventuelle enquête menée aux termes de l’article 42 de la LMSI, le Tribunal entend examiner pleinement ces facteurs, de même que d’autres facteurs potentiellement pertinents, et leur importance relative.

[80]  À cette étape, le Tribunal est d’avis que, considérés dans leur ensemble, les éléments de preuve indiquent, de façon raisonnable, que le dumping des marchandises en question a causé un dommage ou menace de causer un dommage.

CONCLUSION

[81]  Le Tribunal conclut que les éléments de preuve indiquent, de façon raisonnable, que le dumping des marchandises en question a causé un dommage ou menace de causer un dommage à la branche de production nationale.

Georges Bujold

Georges Bujold
Membre présidant

Serge Fréchette

Serge Fréchette
Membre

Randolph W. Heggart

Randolph W. Heggart
Membre

 



[1] .  L.R.C., 1985, ch. S-15 [LMSI].

[2] .  Pièce PI-2018-006-05, vol. 1 à la p. 5. L’énoncé des motifs de l’ASFC comprend également des renseignements additionnels décrivant les marchandises en question.

[3] .  Barres d’armature pour béton (19 octobre 2016), PI-2016-002 (TCCE) au par. 12 [Barres d’armature]; Tubes soudés en acier au carbone (18 septembre 2018), PI-2018-004 (TCCE) au par. 18.

[4] .  Pièce PI-2018-006-08.02, vol. 3 aux par. 3, 19.

[5] .  Ronald A. Chisholm Ltd. v. Deputy M.N.R.C.E. (1986), 11 CER 309 (CF 1re inst.).

[6] .  Maïs-grain (10 octobre 2000), PI-2000-001 (TCCE) à la p. 7.

[7] .   Tiges de pompage (17 juillet 2018), PI-2018-001 (TCCE) au par. 13; Certains éléments d’acier de fabrication industrielle (10 novembre 2016), PI-2016-003 (TCCE) au par. 13.

[8] .  Barres d’armature aux par. 18-19.

[9] .  L’article 5 de l’Accord antidumping et l’article 11 de l’Accord sur les subventions et les mesures compensatoires de l’OMC [l’Accord sur les SMC] exigent de l’autorité chargée d’une enquête qu’elle examine l’exactitude et l’adéquation des éléments de preuve fournis dans une plainte de dumping et de subventionnement afin de déterminer s’il y a des éléments de preuve suffisants pour justifier l’ouverture d’une enquête; la plainte sera rejetée ou l’enquête sera close dès que l’autorité concernée sera convaincue que les éléments de preuve relatifs au dumping et au subventionnement ou au dommage ne sont pas suffisants. L’article 5 de l’Accord antidumping et l’article 11 de l’Accord sur les SMC prévoient également qu’une simple affirmation non étayée par des éléments de preuve pertinents ne peut être jugée suffisante pour que soient respectées les exigences desdits articles.

[10] .  DORS/84-927 [Règlement].

[11] .  Pièce PI-2018-006-02.01, vol. 1 aux p. 20-22; pièce PI-2018-006-03.01 (protégée), vol. 2 à l’onglet 16.

[12] .  Pièce PI-2018-006-08.02, vol. 3 aux par. 25-26.

[13] .  Pour trancher les questions de marchandises similaires et de catégories de marchandise, le Tribunal tient généralement compte d’un certain nombre de facteurs, y compris les caractéristiques physiques des marchandises (comme leur composition et leur apparence) et leurs caractéristiques de marché (comme la substituabilité, les prix, les circuits de distribution, les utilisations finales et la question de savoir si elles répondent aux mêmes besoins des clients). Raccords de tuyauterie en cuivre (19 février 2007), NQ-2006-002 (TCCE) au par. 48.

[14] .  Pièce PI-2018-006-02.01, vol. 1 à la p. 8.

[15] .  Par exemple, Silicium métal (2 novembre 2017), NQ-2017-001 (TCCE) au par. 47.

[16] .  Pièce PI-2018-006-08.02, vol. 3 au par. 17. La concentration des patients au Québec est due à des raisons historiques de génétique des populations.

[17] .  Ibid. à la p. 6; pièce PI-2018-006-02.01, vol. 1 à la p. 16.

[18] .  Ibid. aux p. 15, 17, 28, 36, 56. Ce programme permet à Santé Canada d’évaluer au cas par cas les demandes d’accès à des médicaments non commercialisés au pays faites par des praticiens traitant des patients atteints de maladies graves.

[19] .  Pour les formulations de 2.0 mg, 5.0 mg et 10.0 mg. Le 30 novembre 2017, MDK a de plus obtenu un avis de conformité pour le dosage de 20mg.

[20] .  Pièce PI-2018-006-02.01, vol. 1 à la p. 30.

[21] .  Ibid. aux p. 55, 647, 927-928.

[22] .  Pièce PI-2018-006-06.02, vol. 1 à la p. 3; pièce PI-2018-006-06.01, vol. 1 à la p. 2.

[23] .  Il s’agissait d’un contrat d’un an couvrant la période restante du cycle d’approvisionnement 2015-2018, d’où la mention « retour en appel d’offres » dans la documentation pertinente. Pièce PI-2018-006-08.02, vol. 3 à la p. 15.

[24] .   Les éléments de preuve indiquent que KABS-MDK continue à approvisionner les autres provinces en attente de la fin d’un processus d’évaluations et négociations.

[25] .  Transformateurs à liquide diélectriques (22 juin 2012), PI-2012-001 (TCCE) au par. 32.

[26] .  Voir, par exemple, Modules muraux unitisés (3 mai 2013), PI-2012-006 (TCCE) au par. 78. Généralement, dans le cas de biens d’équipement, les ventes sur le marché national dépendent d’un certain nombre de contrats d’approvisionnement d’une durée relativement longue et il y a un délai entre l’attribution de ces contrats et leur entrée en vigueur. En l’espèce, il ressort des éléments de preuve que la vaste majorité des ventes sur le marché canadien est effectuée par un seul fournisseur pour le compte d’une seule entité acheteuse aux termes d’un contrat à long terme attribué quelques mois avant son entrée en vigueur, d’où la similitude avec les biens d’équipement.

[27] .  Pièce PI-2018-006-02.01, vol. 1 à la p. 48.

[28] .  Pièce PI-2018-006-05, vol. 1 à la p. 8; pièce PI-2018-006-03.02 (protégée), vol. 2 à la p. 10.

[29] .   Selon l’estimé de la taille du marché, en volume de ventes, fourni par KABS-MDK; pièce PI-2018-006-03.01 (protégée), vol. 2 au par. 247.  

[30] .  Pièce PI-2018-006-03.01 (protégée), vol. 2 au par. 199.

[31] .  Pièce PI-2018-006-02.01, vol. 1 aux p. 46, 48-49; pièce PI-2018-006-11.01 (protégée), vol. 4 aux par. 60-62.

[32] .  Pièce PI-2018-006-02.01, vol. 1 à la p. 49.

[33] .  Le volume de ventes entre le 1er janvier et le 31 décembre 2017 a été fourni. Pièce PI-2018-006-03.01 (protégée), vol. 2 au par. 128.  

[34] .  Plaques de plâtre (5 août 2016), PI-2016-001 (TCCE) au par. 44; Fils machine de cuivre (30 octobre 2006), PI‑2006-002 (TCCE) aux par. 40, 43; Fils d’acier galvanisés (22 mars 2013), PI-2012-005 (TCCE) au par. 75; Tubes en cuivre circulaires (22 juillet 2013), PI-2013-002 (TCCE) au par. 82.

[35] .  Pièce PI-2018-006-03.01 (protégée), vol. 2 à l’article 1.15.02.  

[36] .  Ibid. à l’onglet 84.

[37] .  Pièce PI-2018-006-02.01, vol. 1 à la p. 61; pièce PI-2018-006-03.01 (protégée), vol. 2 aux par. 253-254.  

[38] .  Pièce PI-2018-006-02.01, vol. 1 aux p. 61-62.

[39] .  Pièce PI-2018-006-10.01B, vol. 3 à la p. 3.

[40] .  Pièce PI-2018-006-10.01A, vol. 1 à la p. 2; pièce PI-2018-006-10.01B, vol. 3 à la p. 2.

[41] .  Pièce PI-2018-006-02.01, vol. 1 à la p. 62; pièce PI-2018-006-11.01A (protégée), vol. 4 à la p. 2.

[42] .  Pièce PI-2018-006-08.02, vol. 3 aux p. 20-21; pièce PI-2018-006-08.02A, vol. 3 aux par. 9-10.

[43] .   Pièce PI-2018-006-08.02, vol. 3 aux par. 34-49. Sobi fait également référence au Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, qui examine généralement les prix des médicaments brevetés afin qu’ils ne soient pas excessifs. La preuve n’est pas claire sur l’incidence de ces examens sur les prix de l’Orfadin alors qu’il était sous brevet. De plus, Sobi fait référence à l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux, un organisme québécois, mais les éléments de preuve n’expliquent pas le rôle de cet organisme en ce qui a trait aux faits liés à la plainte.

[44] .  Pièce PI-2018-006-08.02A, vol. 3 aux par. 9-10.

[45] .  Pièce PI-2018-006-02.01, vol. 1 à la p. 66.

[46] .   Pièce PI-2018-006-10.01A, vol. 1 à la p. 4.

[47] .   Opacifiants iodés (1er mai 2000), NQ-99-003 (TCCE) à la p. 18; Panneaux d’isolation thermique en polyisocyanurate (11 avril 1997), NQ-96-003 (TCCE) aux p. 24-25.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.