CARGILL INC.


CARGILL INC.
c.
PRÉSIDENT DE L'AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA
Appel no AP-2012-070

Ordonnance et motifs rendus
le jeudi 5 septembre 2013


TABLE DES MATIÈRES


EU ÉGARD À un appel déposé par Cargill Inc. le 28 février 2013 aux termes du paragraphe 67(1) de la Loi sur les douanes, L.R.C. 1985 (2e suppl.), ch. 1;

ET EU ÉGARD À une requête déposée par le président de l'Agence des services frontaliers du Canada le 31 mai 2013 aux termes des articles 3, 5 et 24 des Règles du Tribunal canadien du commerce extérieur, D.O.R.S./91-499, en vue d'obtenir une ordonnance de rejet de l'appel et des observations écrites déposées par Cargill Inc. le 4 juillet 2013 et par le président de l'Agence des services frontaliers du Canada le 18 juillet 2013.

ENTRE

CARGILL INC. Appelante

ET

LE PRÉSIDENT DE L'AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA Intimé

ORDONNANCE

La requête est rejetée. L'audience afin d'entendre le présent appel se tiendra à une date à déterminer.

Serge Fréchette
Serge Fréchette
Membre présidant

Dominique Laporte
Dominique Laporte
Secrétaire

EXPOSÉ DES MOTIFS

CONTEXTE ET QUESTION EN LITIGE

1. Il s'agit d'une requête préliminaire dans un appel déposé par Cargill Inc. (Cargill) le 28 février 2013, aux termes du paragraphe 67(1) de la Loi sur les douanes1, d'une décision rendue par le président de l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) le 4 février 2013, aux termes du paragraphe 60(4), concernant l'origine de certaines stéarines de palme raffinées, blanchies et désodorisées (les marchandises en cause) exportées par Cargill.

2. Le 31 mai 2013, l'ASFC a déposé une requête auprès du Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal), aux termes des articles 3, 5 et 24 des Règles du Tribunal canadien du commerce extérieur2, en vue d'obtenir une ordonnance de rejet de l'appel au motif qu'il est évident et manifeste que l'appel n'a aucune chance de succès.

3. Le 4 juillet 2013, Cargill a déposé une réponse à la requête de l'ASFC.

4. Le 18 juillet 2013, l'ASFC a déposé une réplique à la réponse de Cargill à la requête de l'ASFC.

POSITION DES PARTIES

5. L'ASFC soutient que le Tribunal a compétence et autorité, aux termes du paragraphe 17(2) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur3 et des articles 3, 5 et 24 des Règles, pour accueillir la requête. L'ASFC renvoie à l'analyse du Tribunal dans HBC Imports a/s de Zellers Inc. c. Président de l'Agence des services frontaliers du Canada4, dans lequel il a déterminé que pour pouvoir rejeter un appel, il doit être « [...] évident et manifeste [...] »5 que les actes de procédure n'ont aucune chance de succès. De plus, l'ASFC cite la conclusion antérieure du Tribunal dans Newman's Valve Limited c. Sous-M.R.N.6, où le Tribunal a conclu qu'il ne devrait pas « [...] laisser un appel qui n'a aucune chance d'être accueilli suivre le cours d'un litige coûteux et futile »7.

6. L'ASFC soutient qu'en fait, Cargill interjette appel de la révision de l'ASFC dans laquelle celle-ci a conclu que les marchandises en cause ne sont pas des produits originaires d'un pays de l'Accord de libre-échange nord-américain8. Cependant, l'ASFC allègue que Cargill a omis à répétition de fournir quelque preuve que ce soit afin d'établir que les marchandises sont originaires d'un pays de l'ALÉNA en vertu, entre autres, de la Loi, du Règlement sur les règles d'origine (ALÉNA)9 et du Règlement sur la justification de l'origine des marchandises importées10. Selon l'ASFC, Cargill demande en fait au Tribunal d'écarter le mécanisme législatif de détermination de l'origine et de déclarer que les marchandises en cause sont admissibles au traitement tarifaire préférentiel de l'ALÉNA sans prouver qu'elles sont véritablement originaires d'un pays de l'ALÉNA. Par conséquent, l'ASFC soutient que l'appel de Cargill n'a aucune chance de succès et devrait donc être rejeté.

7. Cargill affirme que la preuve de l'origine des marchandises en cause n'est pas en question dans le présent appel. Elle fait valoir que le litige porte plutôt sur la validité de la décision rendue par l'ASFC le 10 février 2010 aux termes du paragraphe 59(1) de la Loi. Plus particulièrement, Cargill allège que l'ASFC a eu tort de se servir d'une décision anticipée sur le classement tarifaire et l'origine des marchandises en cause, qu'elle avait rendue antérieurement le 23 mars 2009, pour fonder sa décision aux termes du paragraphe 59(1). Cargill soutient qu'en agissant ainsi, l'ASFC a agi sans compétence. À l'appui de sa position, Cargill allègue qu'en droit les décisions anticipées ne peuvent s'appliquer que pour l'avenir et ne peuvent servir de fondement d'une révision de l'origine de marchandises importées avant la date d'effet des décisions anticipées. Par conséquent, Cargill Inc. affirme que l'ASFC a eu tort d'appliquer la décision anticipée aux marchandises en cause, qui ont été importées avant le 23 mars 2009, date de mise en vigueur de la décision anticipée.

8. Par conséquent, Cargill demande au Tribunal de déclarer que la décision de l'ASFC rendue aux termes du paragraphe 59(1) de la Loi dans la présente affaire est invalide. Selon Cargill, une telle conclusion rendrait la décision rendue aux termes du paragraphe 60(4) elle-même invalide, ce qui signifierait que l'origine et le traitement tarifaire des marchandises en cause seraient réputés être ceux qui ont été déclarés par l'importateur au moment de l'importation.

9. Puisque la question de la validité de la décision rendue aux termes du paragraphe 59(1) de la Loi par l'ASFC est une question sérieuse pouvant et devant être tranchée par le Tribunal, Cargill soutient qu'il n'est pas « évident et manifeste » que l'appel est dénué de fondement, surtout si les faits allégués par Cargill sont acceptés comme vrais. À cet égard, Cargill soutient que, à ce stade préliminaire, le Tribunal doit accepter ses allégations de fait. Ainsi, Cargill soutient que l'appel ne peut être rejeté sur requête préliminaire.

ANALYSE

10. Dans GFT Mode Canada Inc. c. Sous-M.R.N.11, le Tribunal a affirmé qu'il a compétence, sur requête préliminaire, de rejeter l'appel, mais qu'il n'agira ainsi seulement que lorsqu'il est « [...] “évident et manifeste” ou “hors de tout doute” [...] »12 que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d'action valable. Comme il l'a remarqué dans cette cause, le Tribunal considère qu'il s'agit d'un critère très rigoureux.

11. En arrivant à sa conclusion dans GFT Mode Canada, le Tribunal a indiqué que l'article 67 de la Loi ne confère pas aux parties un droit sans réserve à une audience13. De plus, le Tribunal a réaffirmé qu'il a « [...] le pouvoir discrétionnaire de déterminer la portée et la nature d'une audience, y compris celui de décider, dans des circonstances exceptionnelles, s'il y a lieu de tenir une audience »14. Le Tribunal a statué qu'il pourrait être en mesure de déterminer sur une requête préliminaire que les arguments juridiques présentés par une ou plusieurs des parties n'ont aucune chance d'être accueillis et que, lorsque c'est le cas et que les faits ne sont pas contestés, il se pourrait bien que le Tribunal décide qu'il n'y a pas de cause à entendre15. Néanmoins, le Tribunal a aussi remarqué que de telles circonstances sont rares. La question est de savoir si elles sont réunies dans le présent appel.

12. Le Tribunal est d'avis que la présente cause ne respecte pas les critères décrits ci-dessus.

13. Premièrement, le Tribunal remarque que l'ASFC conteste certains faits cruciaux sur lesquels Cargill fonde son appel. En fait, l'ASFC nie avoir utilisé les conclusions de sa décision anticipée datée du 23 mars 2009 pour réviser l'origine des marchandises en question. De fait, une consultation des renseignements versés au dossier à ce jour révèle que les faits constituant le fondement juridique de la décision rendue le 10 février 2010 par l'ASFC aux termes du paragraphe 59(1) de la Loi n'apparaissent pas clairement au Tribunal. Le Tribunal considère que c'est seulement à la lumière d'une audience qu'il sera à même d'atteindre une conclusion relativement aux faits en litige.

14. Deuxièmement, le Tribunal a déjà établi que sa compétence en vertu de l'article 67 de la Loi a pour effet de lui donner le pouvoir d'examiner et, si nécessaire, de réétudier la validité de décisions rendues aux termes de l'article 59, qui sous-tendent toute décision rendue aux termes de l'article 60 à l'égard de laquelle un appel est directement interjeté devant le Tribunal16. Par conséquent, en principe, le Tribunal a le pouvoir de rendre les conclusions demandées par Cargill. L'opportunité de le faire dans les circonstances de l'espèce est le point central du présent appel.

15. Dans le dossier de sa requête, l'ASFC ne présente pas d'exposés détaillés réfutant l'argument de fond de Cargill à l'égard de l'invalidité de la décision en cause aux termes de l'article 59 de la Loi, ni ne développe adéquatement sur les incidences d'une éventuelle conclusion du Tribunal selon laquelle la décision aux termes de l'article 59 portant sur l'origine et le traitement tarifaire des marchandises en cause n'a pas été rendue valablement. Dans cette éventualité, l'opinion préliminaire du Tribunal est que la validité de la décision subséquente rendue par l'ASFC en vertu de l'article 60, qui fait l'objet du présent appel, deviendrait une question litigieuse, comme le prétend Cargill. Somme toute, le Tribunal n'est pas disposé, à ce stade préliminaire, à conclure que la position de Cargill ne montre pas de cause d'action valable ou est complètement dénuée de fondement.

16. Par conséquent, le Tribunal n'est pas convaincu que la position de Cargill n'a aucune chance de succès et conclut qu'il serait inapproprié de rejeter l'appel sur la présente requête préliminaire. En tenant une audience, le Tribunal garde sa faculté d'étudier exhaustivement les positions des parties afin d'arriver à la bonne décision.

CONCLUSION

17. Pour les motifs qui précèdent, le Tribunal conclut qu'il n'est pas « évident et manifeste » ou « hors de tout doute » que Cargill ne peut prévaloir. Par conséquent, la requête est rejetée.

DÉCISION

18. La requête est rejetée. L'audience afin d'entendre le présent appel se tiendra à une date à déterminer.


1 . L.R.C. 1985 (2e suppl.), ch. 1 [Loi].

2 . D.O.R.S./91-499 [Règles].

3 . L.R.C. 1985 (4e suppl.) ch. 47.

4 . (6 avril 2011), AP-2010-005 (TCCE).

5 . Ibid. au para. 5.

6 . (10 octobre 1997), AP-96-121 (TCCE).

7 . Ibid. à la p. 3.

8 . Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d'Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, 17 décembre 1992, R.T.C. 1994, no 2 (entré en vigueur le 1er janvier 1994) [ALÉNA].

9 . D.O.R.S./94-14.

10 . D.O.R.S./98-52.

11 . (18 mai 2000), AP-96-046 et AP-96-074 (TCCE) [GFT Mode Canada].

12 . Ibid. à la p. 2.

13 . Ibid. à la p. 2.

14 . Ibid. aux pp. 2-3.

15 . Ibid. à la p. 3.

16 . Grodan Inc. c. Président de l'Agence des services frontaliers du Canada (1er juin 2012), AP-2011-031 (TCCE).