LA SOCIÉTÉ CANADIAN TIRE LIMITÉE

LA SOCIÉTÉ CANADIAN TIRE LIMITÉE
c.
PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA
Appel no EA-2014-001

Ordonnance et motifs rendus
le mardi 30 juin 2015

TABLE DES MATIÈRES

 

EU ÉGARD À un appel interjeté par la Société Canadian Tire Limitée le 28 juillet 2014 aux termes du paragraphe 61(1) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. 1985, ch. S-15;

ET EU ÉGARD À une requête déposée par la Société Canadian Tire Limitée le 23 avril 2015 demandant au Tribunal d’ordonner que certaines pièces de correspondance échangées entre les parties soient admises comme éléments de preuve en l’espèce.

ENTRE

la Société Canadian Tire Limitée Appelante

ET

LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA Intimé

ORDONNANCE

La requête est accueillie en partie.

Daniel Petit
Daniel Petit
Membre présidant

EXPOSÉ DES MOTIFS

CONTEXTE

  1. Le 28 juillet 2014, la Société Canadian Tire Limitée (SCT) a interjeté appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal) à l’égard de décisions rendues le 30 avril 2014 par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) aux termes du paragraphe 61(1) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation[1].
  2. L’appel porte sur l’identité de l’exportateur afin de calculer le montant des droits antidumping que doit payer la SCT. L’ASFC a imposé des droits antidumping en ayant désigné Tianjin comme exportateur. Cependant, la SCT soutient que l’ASFC aurait dû désigner Chitech Industries II Ltd. (Chitech) comme exportateur.
  3. Le 22 janvier 2015, le Tribunal a reçu une lettre du conseiller juridique de l’ASFC qui indiquait qu’après avoir examiné le mémoire de la SCT, l’ASFC avait reconnu que Chitech aurait dû être désignée comme étant l’exportateur pour les transactions en cause. En d’autres mots, l’ASFC a reconnu la validité de ce que soutient la SCT. Par conséquent, la seule question qui subsiste dans le présent appel consiste pour le Tribunal à déterminer la nature de l’ordonnance qu’il devrait émettre pour statuer sur l’affaire.
  4. Le 23 avril 2015, la SCT a déposé une requête demandant que le Tribunal émette une ordonnance déclarant que plusieurs pièces de correspondance échangées entre la SCT et l’ASFC ne sont pas assujetties au privilège relatif au règlement de différends et sont admissibles comme éléments de preuve dans le présent appel.
  5. Le 7 mai 2015, l’ASFC a déposé des observations en réponse à la requête de la SCT. L’ASFC reconnaît que certains des documents ne sont pas assujettis au privilège relatif au règlement de différends. Toutefois, elle soutient que tous les autres documents sont assujettis à ce privilège et qu’ils doivent être protégés. L’ASFC fait valoir qu’aucune exception au privilège n’est justifiée dans les circonstances puisque la correspondance en question ne contient aucune menace. De plus, l’ASFC soutient que la SCT ne s’est pas dégagée du fardeau de prouver que la correspondance est pertinente et nécessaire pour statuer sur l’appel ou qu’elle servirait l’intérêt supérieur de la justice.

CADRE JURIDIQUE

  1. Pour statuer sur cette requête, le Tribunal doit déterminer si certains documents peuvent être versés au dossier du présent appel. Alors que l’ASFC allègue que ces documents sont assujettis au privilège relatif au règlement de différends, la SCT soutient qu’ils ne le sont pas. Subsidiairement, la STC soutient que, si ces documents sont protégés par le privilège, il existe un fondement juridique permettant d’y passer outre, car la correspondance contient des menaces qui ne doivent pas être protégées.
  2. Selon un principe bien établi de la common law, les tribunaux sont maîtres de leur propre procédure et ne sont pas formellement liés par les règles de la preuve pourvu qu’ils suivent les règles de la justice naturelle[2]. Le Tribunal est d’avis qu’il est très important que les parties, dans le contexte d’un appel, soient disposées et parviennent à communiquer librement entre elles sans craindre que leurs communications soient divulguées ou puissent être utilisées contre elles. Par conséquent, le Tribunal juge instructif d’examiner les principes de la common law sur lesquels repose le privilège relatif au règlement de différends.
  3. Le privilège qui veut que les communications ou les discussions en vue de régler un différend ne puissent servir de preuve est depuis longtemps reconnu en common law. Ce privilège a pour objectif fondamental d’encourager les parties à régler leur différend sans craindre que leurs propos puissent être utilisés contre elles dans l’éventualité d’un échec des négociations. En règle générale, les communications orales et écrites effectuées dans le cadre de discussions en vue de régler un différend ne peuvent servir de preuve. De l’avis de plusieurs, les parties sont plus ouvertes sachant que leurs communications ne pourront être divulguées par la suite, et les négociations n’en sont que plus fructueuses.
  4. Il s’agit d’une protection étendue visant les communications effectuées en vue de régler un différend[3]. Le privilège s’applique à toute communication effectuée dans le but de négocier à cette fin, même si elle ne contient pas d’offre[4].
  5. Le privilège relatif au règlement de différends est généralement reconnu i) lorsqu’il y a contestation donnant matière à procès, ii) lorsqu’une communication est faite avec l’intention expresse ou tacite qu’elle ne soit pas révélée à la cour en cas d’échec des négociations et iii) lorsque celle-ci a pour objet le règlement d’un différend[5].
  6. La mention « sous toutes réserves » n’est ni obligatoire pour revendiquer le privilège ni concluante pour déterminer si le privilège s’applique à une communication donnée. De fait, pour déterminer si le privilège relatif au règlement de différends peut être invoqué pour empêcher la divulgation de documents, une cour de révision doit examiner à la fois la teneur et le contexte de la communication[6].
  7. Il existe des exceptions à ce privilège, mais la jurisprudence donne à entendre que celles-ci sont généralement étroitement définies et rarement appliquées[7]. Quiconque demande la divulgation de communications doit généralement démontrer qu’il existe des raisons impérieuses d’invoquer une exception à la règle générale[8]. La Cour suprême du Canada a affirmé que pour bénéficier d’une exception au privilège relatif au règlement de différends, la partie souhaitant la divulgation d’une communication « [...] doit établir que, tout compte fait, [...] “un intérêt public opposé l’emporte sur l’intérêt public à favoriser le règlement amiable” [...][9] ». De plus, en règle générale, l’exception est accordée seulement dans les cas où la divulgation est à la fois pertinente et nécessaire dans les circonstances de l’affaire afin de servir l’intérêt supérieur de la justice[10].
  8. En ce qui a trait aux menaces, l’intérêt d’exposer ces tactiques l’emporte souvent sur la politique encourageant les discussions franches en vue d’un règlement, de sorte que le privilège n’est pas appliqué[11]. Cela dit, il ressort de la jurisprudence que toute menace soulevée dans le contexte de discussions en vue d’un règlement ne justifie pas une exception au privilège[12]. Selon la Cour suprême de la Colombie-Britannique, dans l’arrêt Evergreen, « [...] il ne suffit pas d’affirmer qu’il s’agit d’une menace. Il faut plutôt que la nature de la communication soit telle que l’intérêt public de la divulguer l’emporte sur l’intérêt public de protéger les communications effectuées en vue d’un règlement[13] » [traduction]. En outre, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a affirmé que « [l]e privilège n’est pas perdu parce qu’il y a eu menace, mais bien parce qu’il y a eu menace de faire quelque chose de grave[14] » [traduction].
  9. Le Tribunal examinera la requête de la SCT à la lumière de ces principes.

ANALYSE

  1. Manifestement, il y a litige entre les parties. Ainsi, le premier critère de la common law concernant le privilège relatif aux règlements est respecté.
  2. En ce qui a trait à la question de savoir si les communications en cause ont été effectuées avec l’intention expresse ou tacite qu’elles ne soient pas révélées au Tribunal en cas d’échec des négociations, les parties conviennent que cette intention n’existait pas dans le cas de certaines pièces de correspondance[15], soit des lettres échangées entre les parties et le Tribunal ainsi que des pièces de correspondance jointes à ces lettres par les parties elles-mêmes[16]. Le Tribunal conclut que les parties n’ont jamais souhaité que ces documents soient considérés comme confidentiels et que, par conséquent, ces documents ne sont pas protégés par le privilège relatif au règlement de différends.
  3. En ce qui concerne le reste de la correspondance, le Tribunal conclut, compte tenu des documents eux-mêmes et des différents faits et circonstances liés à leur création, que l’intention était que ces documents ne soient pas divulgués.
  4. Il ressort clairement des observations des deux parties que ces dernières ont commencé à négocier en décembre 2014 et qu’elles étaient toujours en négociation lorsque les communications en cause ont eu lieu. Compte tenu de ce fait, et compte tenu de la teneur des communications, le Tribunal accepte que l’intention était que ces documents ne soient pas divulgués. Cette conclusion est valable que les documents portent ou non la mention « sous toutes réserves ». Qui plus est, il est sans importance que la correspondance en cause ne contienne pas d’offre, et il n’est pas nécessaire qu’il y ait eu offre pour que le privilège puisse être invoqué pour empêcher la divulgation des documents[17].
  5. Contrairement à ce qu’affirme la SCT, le Tribunal n’est pas convaincu que quoi que ce soit dans la correspondance puisse être considéré comme une menace, ou comme une menace grave, pouvant l’emporter sur le privilège relatif au règlement de différends. Selon le Tribunal, la communication à laquelle la SCT fait référence comme constituant une menace contient un passage exposant les conséquences factuelles et juridiques possibles dans l’éventualité où le Tribunal conclurait que Chitech, et non Tianjin, est l’exportateur pour les transactions en cause[18]. Le Tribunal ne croit pas que le fait de souligner une conséquence de l’application de la LMSI constitue une menace. Qui plus est, le Tribunal est d’avis qu’il n’était pas déplacé de la part de l’ASFC de faire part de ces conséquences à la SCT.
  6. La SCT a eu l’avantage d’être informée des conséquences possibles d’une éventualité, grâce à une analyse prospective fournie par l’ASFC, pendant qu’elle évaluait ses voies de recours, et le Tribunal ne souhaite pas décourager ce genre de pratique en ordonnant la divulgation de documents qui sont considérés comme protégés par le privilège de la common law relatif au règlement de différends.
  7. En outre, le Tribunal n’est pas convaincu que cette correspondance est utile ou nécessaire quant à l’issue du présent appel, ni que la divulgation de cette correspondance est nécessaire pour un motif d’intérêt public.

DÉCISION

  1. Par conséquent, certaines pièces de correspondance produites par la SCT sont admises comme éléments de preuve[19]. Le Tribunal fait remarquer que celles-ci figurent déjà dans le dossier public de la procédure[20].
  2. Pour les motifs qui précèdent, le Tribunal conclut que le reste de la correspondance ne doit pas être versé au dossier de la procédure.
 

[1].     L.R.C. (1985), ch. S-15 [LMSI].

[2].     Canadian National Ry. Co. c. Bell Telephone Co. of Canada, [1939] R.C.S. 308, 1939 CanLII 34 (SCC); MPP Retail Inc. c. Canada (Border Services), 2007 CanLII 55912 (CA TCCE) au par. 49.

[3].     Brown c. Cape Breton (Regional Municipality), 2011 NSCA 32 (CanLII) [Brown] aux par. 39-40; Dos Santos c. Sun Life Assurance Co. of Canada, 2005 BCCA 4 (CanLII) [Dos Santos] aux par. 14-15.

[4].     Evergreen Building Ltd. c. IBI Leaseholds Ltd. et al., 2006 BCSC 1190 (CanLII) [Evergreen] au par. 9; Bellatrix Exploration Ltd. c. Pen West Petroleum Ltd., 2013 ABCA 10 (CanLII) [Bellatrix] au par. 26.

[5].     Brown au par. 30; Bellatrix au par. 34.

[6].     Pine Valley Developments Corporation c. Marsh, 2008 CanLII 35694 (ON SC) au par. 5; Bellatrix au par. 25.

[7].     Bellatrix au par. 28.

[8].     Heritage Duty Free Shop Inc. c. Attorney General for Canada, [2005] BCCA 188 (CanLII) au par. 21.

[9].     Sable Offshore Energy Inc. c. Ameron International Corp., [2013] 2 RCS 623, 2013 CSC 37 (CanLII) au par. 19.

[10].   Brown au par. 63; Dos Santos aux par. 19-20.

[11].   Augier c. Vis, 2011 ONSC 4583 (CanLII) [Augier] au par. 18.

[12].   La jurisprudence donne à entendre que toute menace soulevée dans le contexte de discussions en vue d’un règlement ne justifie pas une exception au privilège parce que le motif d’intérêt public qui sous‑tend ce privilège a une portée considérable. Voir Brown au par. 65; Dos Santos au par. 19; Evergreen au par. 11.

[13].   Evergreen au par. 12; Augier au par. 15.

[14].   Evergreen au par. 16; Monument Mining Limited c. Balendran Chong & Bodi, 2012 BCSC 389 (CanLII) aux par. 21-26.

[15].   Pièce EA-2014-001-24C (protégée), onglets 2A-2C, 2P.

[16].   Pièces EA-2014-001-06, EA-2014-001-07 et EA-2014-001-12, vol. 1A.

[17].   Bellatrix au par. 26.

[18].   Pièce EA-2014-001-24C (protégée), onglet 2H.

[19].   Pièce EA-2014-001-24C (protégée), onglets 2A-2C, 2P.

[20].   Pièces EA-2014-001-06, EA-2014-001-07 et EA-2014-001-12, vol. 1A.