Appels en matière de douanes et d’accise

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Appel no EA-2019-003

2045662 Alberta Inc.

c.

Président de l’Agence des services frontaliers du Canada

Ordonnance et motifs rendus
le jeudi 6 août 2020

 



EU ÉGARD À un appel interjeté par 2045662 Alberta Inc. le 17 octobre 2019;

ET EU ÉGARD À une demande en vue d’une décision ou d’une ordonnance déposée par 2045662 Alberta Inc. le 7 mai 2020.

ENTRE

2045662 ALBERTA INC.

Appelante

ET

LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

Intimé

ORDONNANCE

Les demandes de l’appelante visant à obtenir une suspension de la procédure, une exemption de fournir des éléments de preuve, un renversement du fardeau de la preuve et une décision sur la recevabilité des éléments de preuve sont toutes rejetées. L’appelante doit déposer un mémoire conforme aux conditions de l’article 34 des Règles du Tribunal canadien du commerce extérieur dans les 60 jours suivant la présente ordonnance.

Serge Fréchette

Serge Fréchette
Membre présidant

 


EXPOSÉ DES MOTIFS

SOMMAIRE

[1]  Le présent appel concerne des décisions prises par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) en vertu de l’alinéa 59(1)b) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation [1] , une disposition qui permet à l’ASFC de réviser, à tout moment, les valeurs normales et les montants de subvention des marchandises importées, et donc les droits antidumping et compensateurs dus, si l’importateur ou l’exportateur a fait une déclaration trompeuse ou a commis une fraude lors de la déclaration en détail des marchandises en vertu de la Loi sur les douanes [2] ou lors de leur dédouanement.

[2]  Le présent appel a été instruit de façon simultanée avec un appel connexe interjeté par Prairie Tubulars (2015) Inc. (Prairie Tubulars) [3] . 2045662 Alberta Inc. (Alberta Inc.) et Prairie Tubulars (ensemble les « appelantes ») ont déposé une demande conjointe de mesures provisoires dans le cadre des deux appels.

[3]  Les appelantes ont demandé une suspension de la procédure, une exemption de fournir des éléments de preuve, un renversement du fardeau de la preuve et une décision sur la recevabilité des éléments de preuve. Pour les motifs qui suivent, à ce stade de la procédure, le Tribunal canadien du commerce extérieur rejette chacune de ces quatre demandes.

CONTEXTE

[4]  Alberta Inc. a importé des marchandises qui étaient visées par les conclusions du Tribunal dans le cadre des enquêtes nos NQ‑2007-001 et NQ-2009-004 [4] . Les 17 et 18 septembre 2019, l’ASFC a révisé les valeurs normales et les montants de subvention des marchandises importées, aux termes de l’alinéa 59(1)b) de la LMSI.

[5]  Le 17 octobre 2019, Alberta Inc. a interjeté le présent appel auprès du Tribunal aux termes du paragraphe 61(1) de la LMSI.

[6]  Le 9 décembre 2019, Algoma Tubes Inc. et Prudential Steel ULC (ensemble « Tenaris Canada ») ont demandé le statut de partie intervenante dans le présent appel et dans l’appel connexe interjeté par Prairie Tubulars [5] . Le Tribunal a examiné les observations des deux appelantes, qui se sont opposées à la demande d’intervention, et de l’ASFC, qui ne s’est pas opposée à la demande d’intervention. Le Tribunal a accordé le statut de partie intervenante à Tenaris Canada le 24 décembre 2019.

[7]  Le 22 novembre 2019, les appelantes ont déposé une demande conjointe en vertu du paragraphe 23.1(1) des Règles du Tribunal canadien du commerce extérieur [6] afin d’obtenir une ordonnance enjoignant à l’ASFC de divulguer tous les renseignements en sa possession qui ont trait aux révisions de ses décisions dans le cadre des deux appels. Le Tribunal a examiné les demandes de manière conjointe et le 27 décembre 2019, le Tribunal a rejeté les demandes des deux appelantes [7] .

[8]  Les appelantes ont déposé une demande de contrôle judiciaire auprès de la Cour d’appel fédérale, contestant la décision du Tribunal de rejeter leur demande de divulgation. La Cour a annulé la demande des appelantes le 26 mars 2020, estimant que la demande portait sur une décision interlocutoire et était donc prématurée [8] .

[9]  Le 7 mai 2020, les appelantes ont déposé conjointement une autre demande en vertu du paragraphe 23.1(1) des Règles, demande qui fait l’objet des présents motifs. L’ASFC et Tenaris Canada ont déposé des observations en opposition à la demande des appelantes le 25 mai 2020, et les appelantes ont répondu le 2 juin 2020. Comme le Tribunal a examiné les demandes conjointement, les positions des parties et l’analyse aux paragraphes 10 à 18 du présent exposé des motifs s’appliquent également à l’appel no EA-2019-004.

POSITIONS DES PARTIES

Alberta Inc. et Prairie Tubulars (les appellantes)

[10]  Les appelantes formulent les quatre demandes suivantes :

a)  Ordonnance de remettre l’appel : Les appelantes demandent que le Tribunal remette l’appel en vertu du paragraphe 26(1) des Règles, en attendant la conclusion des affaires criminelles connexes. Les appelantes font valoir qu’une enquête criminelle menée par l’ASFC est en cours et qu’elle repose sur des allégations de fraude et de déclaration trompeuse découlant des mêmes transactions que celles qui font l’objet du présent appel. Par conséquent, selon les appelantes, la poursuite de l’appel causerait un préjudice irréparable, répondant au critère d’octroi d’un sursis en vertu de l’arrêt RJR-MacDonald [9] . Les appelantes soutiennent que les causes de ce préjudice irréparable seraient notamment 1) l’utilisation par l’ASFC de renseignements obtenus dans le cadre d’une procédure du Tribunal aux fins de l’enquête criminelle qui s’y rapporte 2) le fait que les appelantes sont privées de l’utilisation de documents saisis par l’ASFC au cours de son enquête criminelle et 3) la possibilité pour l’ASFC de s’opposer à la divulgation de l’ensemble de son dossier criminel durant la procédure du Tribunal en vertu de l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada [10] .

b)  Ordonnance exemptant les appelantes de déposer des éléments de preuve : Subsidiairement, si l’appel se poursuit, les appelantes demandent au Tribunal d’ordonner qu’ils n’aient pas à déposer des éléments de preuve en vertu de l’article 34 des Règles. Compte tenu du fait que l’ASFC allègue qu’il y a eu fraude et déclaration trompeuse, les appelantes soutiennent que l’ASFC devrait d’abord faire valoir l’ensemble de son dossier. Les appelantes renvoient à la jurisprudence dans le domaine de l’impôt sur le revenu, qui prévoit que « dès qu’un examen ou une question a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable, il faut utiliser les techniques d’enquête criminelle » et que les pouvoirs administratifs conférés par la loi ne peuvent être utilisés pour exiger des éléments de preuve et contourner l’obligation d’obtenir un mandat [11] .

c)  Ordonnance de renversement du fardeau de la preuve : Les appelantes demandent que le Tribunal impose à l’ASFC le fardeau de prouver les allégations de fraude et de déclaration trompeuse. Les appelantes comparent l’alinéa 59(1)b) de la LMSI au paragraphe 152(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu [12] , qui tous deux autorisent une réévaluation en dehors de la période législative habituelle de réévaluation s’il y a eu déclaration trompeuse ou fraude. En invoquant des affaires d’impôt sur le revenu dans lesquelles il incombe au gouvernement de démontrer qu’il y a eu déclaration trompeuse ou fraude qui justifierait une réévaluation au-delà de la période habituelle, les appelantes soutiennent que la même logique devrait s’appliquer en vertu de la LMSI pour faire passer le fardeau de la preuve à l’ASFC [13] .

d)  Ordonnance stipulant l’irrecevabilité des éléments de preuve de l’ASFC : En invoquant des préoccupations d’équité procédurale, les appelantes soutiennent que le Tribunal ne doit pas admettre en preuve les déclarations anonymes de témoins de l’ASFC.

ASFC (l’intimé)

[11]  L’ASFC répond aux quatre demandes des appelantes comme suit :

a)  Ordonnance de remettre l’appel : L’ASFC soutient que les appelantes ne se sont pas acquittées du fardeau de démontrer que la poursuite de l’appel donnerait « une preuve convaincante et irréfutable de préjudice » ou causerait « un préjudice irréparable » [14] [traduction]. L’ASFC souligne que la poursuite au criminel est au stade de l’enquête et que des accusations n’ont pas encore été portées. En outre, selon l’ASFC, il est impossible de déterminer si les transactions en cause dans l’appel devant le Tribunal sont liées à l’enquête criminelle. Enfin, l’ASFC fait valoir que les conseillers juridiques et les fonctionnaires du gouvernement sont tenus par un engagement d’utiliser à des fins exclusives toute information confidentielle obtenue dans le cadre d’une procédure du Tribunal. Par conséquent, l’ASFC conclut que la poursuite de la procédure du Tribunal ne portera pas atteinte à l’équité de tout procès criminel à venir.

b)  Ordonnance exemptant les appelantes de déposer des éléments de preuve : L’ASFC soutient qu’il n’y a aucune raison d’exempter les appelantes du dépôt d’éléments de preuve, car les appelantes n’ont pas démontré la possibilité que les renseignements confidentiels déposés dans leur mémoire puissent être utilisés dans le cadre de procédures criminelles ou donnés aux enquêteurs criminels.

c)  Ordonnance de renversement du fardeau de la preuve : Selon l’ASFC, la question du fardeau de la preuve devrait être tranchée après que le Tribunal a pris connaissance des éléments de preuve des parties. L’ASFC reconnaît qu’il est possible d’imaginer une situation dans laquelle il serait approprié que l’intimé porte le fardeau de la preuve. Toutefois, l’ASFC soutient que la décision de transférer le fardeau de la preuve ne devrait pas être prise dans un vide factuel.

d)  Ordonnance stipulant l’irrecevabilité des éléments de preuve de l’ASFC : L’ASFC soutient que la recevabilité des éléments de preuve ne devrait être examinée qu’après le dépôt des éléments de preuve.

Tenaris Canada (la partie intervenante)

[12]  Tenaris Canada adopte essentiellement la même position que l’ASFC et ajoute que la remise de l’appel retarderait la perception des droits antidumping, ce qui porterait préjudice à la branche de production nationale et contreviendrait à l’objectif de la LMSI.

ANALYSE

[13]  Pour les motifs énoncés ci-après, le Tribunal rejette chacune des quatre demandes des appelantes.

[14]  De l’avis du Tribunal, l’essentiel des préoccupations des appelantes a déjà été pris en compte dans la décision du Tribunal relative à la demande de divulgation des appelantes [15] . Dans cette décision, le Tribunal a conclu que « le fait qu’il s’agisse d’un appel interjeté à l’encontre de révisions faites par le président de l’ASFC en application de l’alinéa 59(1)b) de la LMSI, ce qui suppose une conclusion relative à une déclaration trompeuse ou à une fraude, ne change pas la norme qu’exigent les Règles en matière de divulgation de documents » [16] . Le Tribunal a déterminé que les Règles prévoient une divulgation de documents adéquate, notant que les appelantes peuvent faire une nouvelle demande de divulgation après que l’ASFC a déposé son mémoire, si elles estiment que la divulgation était incomplète [17] .

[15]  Le Tribunal estime que la situation des appelantes n’a rien d’exceptionnel pour justifier une suspension de la procédure. Le critère d’octroi d’une suspension est exigeant et « requiert la démonstration de circonstances extraordinaires ou exceptionnelles » [18] [traduction]. Le Tribunal souligne qu’il n’y a pas encore de procédure criminelle concurrente : une enquête criminelle est en cours, mais aucune accusation n’a encore été portée. Par conséquent, l’existence d’une procédure criminelle concurrente est hypothétique.

[16]  Par ailleurs, le Tribunal ne considère pas qu’il soit approprié de renverser le fardeau de la preuve à l’heure actuelle ni de dispenser les appelantes de déposer des éléments de preuve. Un appel interjeté en vertu du paragraphe 61(1) de la LMSI est instruit de novo, ce qui signifie que les appelantes ont à la fois la possibilité et la responsabilité de faire valoir leur point de vue à nouveau. Une appelante « peut s’appuyer sur divers types d’éléments de preuve » [19] , y compris des déclarations sous serment et des témoignages. Le Tribunal ne voit aucune raison pour laquelle les appelantes ne devraient pas être en mesure de produire un mémoire qui répond aux exigences de l’article 34 des Règles. Si les appelantes estiment qu’une divulgation supplémentaire ou une possibilité de réfuter des éléments de preuve est justifiée après que l’ASFC a déposé son mémoire, elles peuvent alors présenter une demande au Tribunal.

[17]  Enfin, une décision sur la recevabilité des éléments de preuve à ce stade serait spéculative et prématurée. Le Tribunal tranchera toute question relative à la recevabilité ou à la valeur probante des éléments de preuve une fois que ceux-ci auront été déposés.

[18]  Compte tenu de ce qui précède, les appelantes sont tenues de déposer un mémoire conforme aux exigences de l’article 34 des Règles, ainsi que tout élément de preuve ou argument connexe concernant les questions constitutionnelles, dans les 60 jours suivant la présente ordonnance. L’ASFC doit déposer sa réponse dans les 60 jours suivant la signification du mémoire des appelantes, conformément à l’article 35 des Règles. Comme indiqué ci-dessus, si le mémoire de l’ASFC soulève des questions ou des éléments de preuve dont les appelantes n’avaient pas connaissance auparavant, le Tribunal peut envisager d’autoriser les appelantes fournir des éléments de preuve en réfutation.

ORDONNANCE

[19]  Les demandes de l’appelante visant à obtenir une suspension de la procédure, une exemption de fournir des éléments de preuve, un renversement du fardeau de la preuve et une décision sur la recevabilité des éléments de preuve sont toutes rejetées. L’appelante doit déposer un mémoire conforme aux conditions de l’article 34 des Règles dans les 60 jours suivant la présente ordonnance.

Serge Fréchette

Serge Fréchette
Membre présidant

 



[1]   L.R.C. (1985), ch. S-15 [LMSI].

[2]   L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.).

[3]   Voir le dossier no EA-2019-004 du Tribunal.

[4]   Les marchandises importées étaient visées par les conclusions du Tribunal concernant le dumping et le subventionnement de caissons sans soudure en acier au carbone ou en acier allié pour puits de pétrole et de gaz, et de certaines fournitures tubulaires pour puits de pétrole, originaires ou exportés de la République populaire de Chine. Voir Caissons sans soudure en acier au carbone ou en acier allié pour puits de pétrole et de gaz (10 mars 2008), NQ-2007-001 (TCCE); Fournitures tubulaires pour puits de pétrole (23 mars 2010), NQ-2009-004 (TCCE).

[5]   Voir le dossier no EA-2019-004 du Tribunal.

[6]   DORS/91-499 [Règles].

[7]   2045662 Alberta Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (27 décembre 2019), EA-2019-003 (TCCE) [Alberta Inc. TCCE]; Prairie Tubulars (2015) Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (27 décembre 2019), EA-2019-004 (TCCE) [Prairie Tubulars TCCE].

[8]   2045662 Alberta Inc. et Prairie Tubulars 2015 Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (26 mars 2020), CAF A-487-19.

[9]   RJR-MacDonald c. Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 [RJR-Macdonald]. Le critère dans RJR-MacDonald exige que le requérant démontre 1) qu’il y a une question sérieuse à juger, 2) qu’[il] subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée et 3) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi d’une suspension d’instance. Ce critère a été appliqué pour déterminer si une procédure administrative doit être suspendue dans l’attente d’une procédure au criminel : voir, par exemple, Dr Alan Cockeram c. Collège des médecins et chirurgiens du Nouveau-Brunswick), 2013 NBBR 197 (CanLII).

[10]   L.R.C. (1985), ch. C-5.

[11]   Kligman c. M.R.N., 2004 CAF 152, selon le juge Létourneau, J.C.A. au par. 5, citant R. c. Jarvis, 2002 CSC 73.

[12]   L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.).

[13]   Voir Mensah c. La Reine, 2008 CCI 378 au par. 8.

[14]   Toth Equity Limited v. Mirzakhalili, 2008 CanLII 63175 (ON SC) au par. 2 (en anglais seulement).

[15]   Alberta Inc. TCCE et Prairie Tubulars TCCE.

[16]   Alberta Inc. TCCE au par. 9.

[17]   Ibid. aux par. 9-10.

[18]   Schreiber v. Federal Republic of Germany, 2001 CanLII 20859 (ON CA) au par. 4 (en anglais seulement).

[19]   KAO Brands Canada Inc c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (16 janvier 2014), AP-2013-018 (TCCE) au par. 21.

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