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Contenu de la décision

Appel EA-2019-005

Acierco KSE Inc.

c.

Président de l’Agence des services frontaliers du Canada

Décision et motifs rendus
le mercredi 16 mars 2022

 



EU ÉGARD À un appel entendu le 8 septembre 2020, en vertu du paragraphe 61(1) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation;

ET EU ÉGARD À quatre décisions rendues par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada le 12 septembre 2019, en vertu de l’article 59 de la Loi sur les mesures spéciales d’importation.

ENTRE

ACIERCO KSE INC.

Appelante

ET

LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

Intimé

DÉCISION

L’appel est rejeté.

Serge Fréchette

Serge Fréchette
Membre présidant


 

Lieu de l’audience :

par vidéoconférence

Date de l’audience :

le 8 septembre 2020

Membre du Tribunal :

Serge Fréchette, membre présidant

Personnel du Secrétariat du Tribunal :

Alain Xatruch, conseiller juridique
Kalyn Eadie, conseillère juridique
Sarah Perlman, conseillère juridique
Julie Lescom, agente du greffe

PARTICIPANTS :

Appellante

Conseillers/représentants

Acierco KSE Inc.

Jesse Goldman
Ewa Krajewska
Julia Webster

Intimé

Conseillers/représentants

Président de l’Agence des services frontaliers du Canada

Alexander Gay
Mary Roberts
Marshall Jeske

Parties intervenantes

Conseillers/représentants

ArcelorMittal Long Products Canada G.P.

Paul Conlin
Anne-Marie Oatway

Gerdau Ameristeel Corporation

Christopher J. Kent
Christopher J. Cochlin
Andrew Lanouette
Michael Milne
Marc McLaren-Caux
Cynthia Wallace
Andrew Paterson
Melisa Celebican
Susana May Yon Lee

Veuillez adresser toutes les communications à :

La greffière adjointe
Téléphone : 613-993-3595
Courriel : tcce-citt@tribunal.gc.ca

 


EXPOSÉ DES MOTIFS

INTRODUCTION

[1] Le présent appel a été interjeté par Acierco KSE Inc. (Acierco) le 13 novembre 2019, aux termes du paragraphe 61(1) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation [1] (LMSI) à l’égard de quatre décisions rendues par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada, le 12 septembre 2019, aux termes de l’article 59 de la LMSI concernant l’imposition de droits antidumping sur certaines barres d’armature importées de la République de Turquie (Turquie) par Acierco (les marchandises importées).

[2] La question en litige en l’espèce est de savoir si les valeurs normales (VN) applicables aux marchandises importées devraient être celles établies par le président de l’ASFC dans le cadre du troisième réexamen de l’ASFC, terminé le 4 mai 2018, ou celles qui étaient en place au moment où les marchandises ont été dédouanées (c.-à-d. les VN fixées dans le cadre du premier réexamen de l’ASFC, terminé le 29 juin 2016), comme le soutient Acierco.

HISTORIQUE DE LA PROCÉDURE

[3] Le 10 décembre 2014, le président de l’ASFC a rendu des décisions définitives de dumping à l’égard de certaines barres d’armature originaires ou exportées de la République populaire de Chine (Chine), de la République de Corée et de la Turquie, ainsi que des décisions définitives de subventionnement à l’égard de certaines barres d’armatures originaires ou exportées de la Chine (collectivement les marchandises en cause). L’ASFC a également établi des VN pour chacun des exportateurs coopératifs dans le cadre de son enquête (c.-à-d. pour les exportateurs des marchandises en cause qui avaient fourni une réponse complète à la demande de renseignements de l’ASFC).

[4] Le 9 janvier 2015, le Tribunal a publié ses conclusions selon lesquelles le dumping et le subventionnement des marchandises en cause n’avaient pas causé de dommage à la branche de production nationale (à savoir les producteurs nationaux de barres d’armature ayant la même description que les marchandises en cause), mais qu’ils menaçaient de le faire [2] . Par conséquent, des droits antidumping ont été imposés à toutes les marchandises en cause importées au Canada à des prix inférieurs aux VN établies par l’ASFC au cours de son enquête [3] , et des droits compensateurs ont été imposés à l’égard des marchandises en cause importées de la Chine [4] .

[5] Le 9 février 2016, l’ASFC a lancé son premier réexamen pour mettre à jour les VN des marchandises en cause, dans le cadre de son application des conclusions de menace de dommage rendues par le Tribunal [5] . Ce réexamen visait la période du 1er janvier au 31 décembre 2015.

[6] Le 29 juin 2016, l’ASFC a conclu son premier réexamen et établi des VN à tous les exportateurs coopératifs, dont Çolakoğlu Metalurji A.S. (Çolakoğlu), un exportateur turc d’acier. Dans sa lettre adressée aux importateurs pour les aviser de la conclusion du réexamen, l’ASFC affirmait ce qui suit :

Normalement, les valeurs normales et les montants de subvention ne sont pas appliqués rétroactivement. Toutefois, ces mesures seront appliquées rétroactivement dans les cas où les parties n’ont pas informé l’ASFC en temps opportun de changements importants qui ont un effet sur les valeurs aux fins de la LMSI. Donc, il incombe aux parties concernées d’informer l’ASFC des changements importants apportés aux prix, aux conditions de marché ou aux coûts associés à la production et à la vente des marchandises assujetties ou des montants de subvention reçus par le fabricant [6] .

[Traduction]

[7] Le 1er mai 2017, l’ASFC a lancé un deuxième réexamen en vue de mettre à jour les VN à l’égard des marchandises en cause. Ce réexamen visait la période du 1er octobre 2016 au 31 mars 2017. Dans sa lettre adressée aux exportateurs et aux importateurs pour les aviser du lancement du réexamen, l’ASFC affirmait ce qui suit :

En cas de changements aux prix pratiqués par l’exportateur sur le marché intérieur, aux conditions de marché ou aux coûts associés à la production et aux ventes des marchandises en cause, ainsi qu’aux montants des subventions reçues, il incombe aux parties concernées d’en aviser l’ASFC. Lorsque des changements importants ont lieu et que l’ASFC n’en est pas avisée en temps opportun par écrit, ou lorsque les renseignements requis pour effectuer tout ajustement nécessaire aux valeurs normales et les montants de subvention ne sont pas fournis, des cotisations seront imposées rétroactivement au besoin.

L’ASFC a des raisons de croire que des changements importants ont pu avoir lieu pendant la période visée par le réexamen (du 1er octobre 2016 au 31 mars 2017), ce dont elle n’a pas été informée par les exportateurs. Si de tels changements importants sont confirmés pendant le réexamen, des cotisations seront imposées rétroactivement et les parties concernées seront informées de cette décision [7] .

[Traduction]

[8] Alors que le deuxième réexamen était en cours, Acierco a effectué quatre achats de marchandises en cause auprès de Çolakoğlu et les a importées au Canada. Les décisions concernant l’assujettissement, les VN et le prix à l’exportation des marchandises ont été réputées avoir été rendues aux termes du paragraphe 56(2) de la LMSI. Au moment de l’importation, Acierco n’a acquitté aucun droit antidumping, ayant déterminé que les prix de vente des marchandises importées étaient égaux ou supérieurs aux VN prospectives attribuées à Çolakoğlu, au cours du premier réexamen (c.-à-d. les VN calculées à la lumière des renseignements recueillis au cours de la période du 1er janvier au 31 décembre 2015).

[9] L’ASFC a terminé le deuxième réexamen le 1er septembre 2017 et elle a attribué des VN prospectives mises à jour à tous les exportateurs coopératifs, dont Çolakoğlu.

[10] Le 4 décembre 2017, l’ASFC a lancé un troisième réexamen en vue de la mise à jour des VN des marchandises en cause. Ce réexamen visait la période du 1er mai au 31 octobre 2017. C’est au cours de cette période qu’ont eu lieu les importations en cause.

[11] Le 4 mai 2018, l’ASFC a conclu le troisième réexamen et a attribué des VN mises à jour à tous les exportateurs coopératifs, dont Çolakoğlu. L’avis de conclusion du réexamen rappelait de nouveau aux importateurs et aux exportateurs qu’il était possible que des cotisations soient imposées rétroactivement :

[...] lorsqu’il y a des augmentations dans les prix intérieurs et/ou les coûts [...] le prix à l’exportation doit être augmenté en conséquence pour s’assurer que toute vente au Canada n’est simplement pas non seulement au-dessus de la valeur normale mais aussi au-dessus des prix de vente et des coûts complets et bénéfice des marchandises dans le marché intérieur de l’exportateur. Si les exportateurs n’avisent pas de façon appropriée l’ASFC de tels changements comme ils se doivent, n’ajustent pas les prix à l’exportation, ou ne fournissent pas les renseignements requis pour apporter les rectifications nécessaires aux valeurs normales et prix à l’exportation, l’imposition de cotisations rétroactives de droits antidumping ou compensateurs peut être justifiée [8] .

[12] L’ASFC a examiné les transactions visant les marchandises importées dans le cadre de ses activités normales d’application de la loi. Au vu des renseignements dont elle disposait, l’ASFC a déterminé qu’il y avait lieu de réviser les décisions réputées avoir été rendues aux termes de l’article 56. Le 18 juillet 2018, l’ASFC a rendu quatre décisions, conformément à l’alinéa 57b) de la LMSI (révisions aux termes de l’article 57), à l’égard des marchandises importées en se fondant sur les VN attribuées à la conclusion de son troisième réexamen, ce qui a donné lieu à l’imposition de droits antidumping. Acierco a payé la totalité des droits exigibles le 15 août 2018.

[13] Au moment où l’ASFC a rendu les décisions dans le cadre des révisions aux termes de l’article 57 et au moment où les marchandises ont été importées, la version du mémorandum D14-1-8 de l’ASFC qui était alors en vigueur depuis 2015 (la politique de 2015 sur les réexamens), prévoyait ce qui suit :

6. Les nouvelles valeurs s’appliquent aux marchandises en cause dédouanées à compter de la date de clôture du réexamen ou de la date de la lettre de décision à l’exportateur, selon la première de ces éventualités. Consultez le Mémorandum D14-1-2 pour des renseignements sur la divulgation des valeurs aux importateurs.

7. Nonobstant les autres dispositions de la présente politique, il incombe aux parties concernées d’aviser l’ASFC par écrit de tout changement dans les prix intérieurs, les conditions du marché, les coûts liés à la production et les ventes et/ou les montants de subvention. Si des changements importants ont eu lieu sans que l’ASFC en soit informée en temps opportun ou si les renseignements requis pour effectuer les ajustements nécessaires aux valeurs n’ont pas été fournis, des cotisations rétroactives pourraient être imposées. En pareil cas, la rétroactivité aura pour seule limite les restrictions statutaires découlant de la LMSI [9] .

[Traduction]

[14] Le 26 septembre 2018, Acierco a déposé auprès de l’ASFC quatre demandes de réexamen aux termes du paragraphe 58(1.1) de la LMSI.

[15] Le 19 juillet 2019, l’ASFC a révisé la politique de 2015 sur les réexamens pour inclure les nouveaux facteurs qu’elle prendrait désormais en considération pour déterminer s’il y a lieu d’imposer des cotisations rétroactives de droits à l’égard d’importations passées (politique de 2019 sur les réexamens). Les parties pertinentes de la politique sont reproduites ci‑après :

29. Les exportateurs ayant des valeurs spécifiques sont tenus d’aviser sans tarder par écrit l’ASFC des changements aux prix intérieurs, aux coûts, aux conditions du marché ou aux modalités de vente associés à la production ou à la vente des marchandises en question. Toutes les parties doivent savoir que, s’il y a augmentation des prix intérieurs et/ou des coûts, comme il est indiqué ci-dessus, elles doivent augmenter en conséquence les prix à l’exportation pour s’assurer que les prix de vente au Canada sont non seulement supérieurs aux valeurs normales, mais aussi égaux ou supérieurs aux prix de vente, aux coûts intégraux et aux bénéfices pour les marchandises sur le marché intérieur de l’exportateur. Si les exportateurs n’ont pas avisé comme il se doit l’ASFC de tels changements, qu’ils n’ont pas modifié les prix à l’exportation en conséquence ou qu’ils n’ont pas fourni les renseignements requis pour apporter toute modification nécessaire aux valeurs normales et aux prix à l’exportation, des cotisations rétroactives de droits antidumping pourraient être justifiées. Les exportateurs peuvent fournir ces renseignements à l’ASFC au moyen des procédures pour la « Présentation d’observations » énoncées aux paragraphes 8 à 11 du présent Mémorandum.

30. Lorsque l’ASFC effectue un réexamen de l’enquête ou une révision des valeurs normales, elle mène aussi une analyse pour déterminer si des droits rétroactifs devraient être imposés sur les importations passées compte tenu des facteurs suivants :

  • des changements aux conditions du marché, aux prix, aux coûts et aux modalités de vente sont survenus, lesquels pourraient vraisemblablement influer de manière importante sur les valeurs normales d’un exportateur;

  • les prix de vente intérieurs ou les coûts de production de l’exportateur ont augmenté durant la période visée;

  • l’exportateur a augmenté ses prix à l’exportation au Canada pour tenir compte des augmentations de coûts et de prix, et il l’a fait en temps opportun;

  • l’écart entre les nouvelles valeurs normales et les prix à l’exportation réels pour les marchandises;

  • tout autre facteur jugé pertinent.

31. Lorsque son analyse lui permet de déterminer que des changements aux conditions du marché ont fait en sorte que les valeurs normales sont devenues largement désuètes, et que l’exportateur a omis d’augmenter les prix à l’exportation en temps opportun, l’ASFC peut établir des cotisations rétroactives sur les importations canadiennes de celui-ci. Ces cotisations s’appuient sur une comparaison des valeurs normales révisées et des prix à l’exportation réels. Pour déterminer si les valeurs normales sont largement désuètes, l’ASFC analyse le contexte en tenant compte des conditions du marché d’un produit particulier.

32. Des cotisations rétroactives peuvent être établies sur les marchandises importées à compter du début de la période visée par le réexamen de l’enquête ou la révision des valeurs normales jusqu’à la clôture de la procédure en question [10] .

[16] Le 12 septembre 2019, le président de l’ASFC a rendu quatre décisions aux termes de l’article 59 de la LMSI, par lesquelles il maintenait l’application des VN établies à la conclusion du troisième réexamen. Par conséquent, aucun remboursement n’a été fait à Acierco et aucun droit supplémentaire n’était exigible.

[17] Le 13 novembre 2019, Acierco a déposé un avis d’appel auprès du Tribunal conformément au paragraphe 61(1) de la LMSI. Acierco demandait :

1) une décision établissant que les VN établies ultérieurement à l’importation des marchandises au Canada ne peuvent être appliquées rétroactivement pour imposer des cotisations punitives à l’égard des marchandises en cause;

2) une décision établissant que les VN qui étaient en vigueur au moment de l’importation des marchandises s’appliquent à ces marchandises;

3) que l’ASFC soit précluse d’imposer les cotisations rétroactives;

4) un remboursement des cotisations de droits antidumping imposées, plus la TPS et les intérêts.

[18] ArcelorMittal Long Products Canada G.P. (AMLPC) et Gerdau Ameristeel Corporation (Gerdau) ont chacune demandé le statut de partie intervenante à l’instance les 13 et 21 janvier 2020 [11] . AMLPC et Gerdau sont des producteurs nationaux de barres d’armature bénéficiant des protections découlant des conclusions de menace de dommage rendues par le Tribunal à l’égard des marchandises en cause.

[19] Les 15 et 27 janvier 2020, Acierco a demandé au Tribunal de refuser le statut d’intervenante à chacune des deux parties, au motif que leurs requêtes étaient incomplètes car ni l’une ni l’autre n’avait réuni les conditions énoncées à l’article 40.1 des Règles du Tribunal canadien du commerce extérieur afin de justifier leur intervention [12] . Acierco demandait également au Tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour limiter le rôle de ces parties advenant sa décision d’accorder à l’une ou à l’autre le statut de partie intervenante.

[20] Les 17 et 24 janvier 2020, l’ASFC a informé le Tribunal qu’elle appuyait l’intervention proposée d’AMLPC et de Gerdau.

[21] Les 23 et 31 janvier 2020, AMLPC et Gerdau ont déposé des observations en réponse à celles d’Acierco, qui s’opposait à leur intervention.

[22] Le 6 février 2020, le Tribunal a accordé le statut de partie intervenante à l’instance à AMLPC et à Gerdau, étant convaincu qu’elles avaient un intérêt substantiel direct dans l’issue de l’appel, et que cet intérêt ne serait pas nécessairement adéquatement représenté par l’ASFC autrement. Cependant, le Tribunal a donné à AMLPC et à Gerdau la directive de restreindre leurs observations et leurs éléments de preuve à ceux pertinents à l’appel et d’éviter d’élargir la portée de l’appel au‑delà de celle envisagée dans l’avis d’appel et dans le mémoire d’Acierco.

[23] En raison de la pandémie de COVID‑19, le Tribunal a tenu une audience par vidéoconférence, le 8 septembre 2020.

ANALYSE

[24] Aucune des parties ne conteste que les marchandises importées sont visées par les conclusions rendues par le Tribunal dans Barres d’armature I. Personne ne conteste non plus la méthode de calcul des VN au cours des réexamens de l’ASFC, ni leurs montants.

[25] La seule question en litige dans le cadre du présent appel est celle de savoir si les VN applicables aux marchandises importées devraient être celles attribuées à Çolakoğlu au cours du troisième réexamen de l’ASFC, comme l’a conclu le président de l’ASFC, ou celles attribuées au cours du premier réexamen de l’ASFC, comme l’affirme Acierco.

[26] Comme l’a mentionné le Tribunal dans l’affaire Ferrostaal [13] , l’appelante porte initialement le fardeau d’établir, de prime abord, que les réexamens menés par le président de l’ASFC conformément à l’article 59 de la LMSI sont invalides ou infondés [14] . Acierco ne s’est pas acquittée de ce fardeau, pour les raisons expliquées ci-après.

La décision du président de l’ASFC d’appliquer les VN mises à jour pendant le troisième réexamen est conforme à la LMSI et à la politique de l’ASFC

Positions des parties

[27] Acierco fait valoir que l’ASFC ainsi que le gouvernement du Canada, de manière générale, présentent le régime canadien de recours commerciaux comme étant de nature prospective et que l’ASFC, dans son interprétation de la LMSI, a pour politique de longue date d’appliquer les VN de manière prospective [15] .

[28] Acierco convient qu’il est loisible à l’ASFC de réviser les VN rétroactivement, conformément à l’article 57 de la LMSI, mais elle fait valoir qu’il s’agit d’une mesure punitive exceptionnelle destinée aux cas où des exportateurs ne coopèrent pas ou cachent des renseignements à l’ASFC. Acierco fait valoir que l’ASFC a restreint son pouvoir discrétionnaire dans la politique de 2015 sur les réexamens et dans sa politique de 2019 sur les réexamens (les politiques sur les réexamens) au regard de l’imposition de cotisations rétroactives. À cet égard, Acierco souligne que conformément à la politique de 2015 sur les réexamens, qui s’appliquait à l’époque où elle a acheté et importé les marchandises en cause et où l’ASFC a rendu les décisions quant aux révisions aux termes de l’article 57, des cotisations rétroactives peuvent être imposées dans les cas où l’ASFC n’a pas été avisée en temps opportun de changements importants [16] .

[29] Acierco souligne par ailleurs que le libellé en question a été retiré de la politique de 2019 sur les réexamens, laquelle prévoit que « [l]orsque son analyse lui permet de déterminer que des changements aux conditions du marché ont fait en sorte que les valeurs normales sont devenues largement désuètes, et que l’exportateur a omis d’augmenter les prix à l’exportation en temps opportun, l’ASFC peut établir des cotisations rétroactives sur les importations canadiennes de celui‑ci ». Selon Acierco, le fait que seules les augmentations de prix et de coûts soient prises en considération, et non les diminutions, constitue presque assurément une violation des obligations du Canada établies par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), selon ce que prévoient le paragraphe 1 de l’article 2 et le paragraphe 3 de l’article 9 de l’Accord sur la Mise en Œuvre de l’Article VI de l’Accord Général sur les Tarifs Douaniers et le Commerce de 1994 (Accord antidumping) [17] . Acierco souligne également que la politique de 2019 sur les réexamens énonce maintenant une liste de facteurs à prendre en considération pour déterminer s’il y a lieu d’appliquer des cotisations rétroactives de droits antidumping, lesquels ont été établis, selon elle, non seulement à l’avantage de la branche de production, mais également pour restreindre le pouvoir discrétionnaire de l’ASFC à l’égard de l’application de cotisations rétroactives. Acierco fait cependant valoir que ces facteurs ne sont pris en considération que dans les cas où les exportateurs ont failli à leur devoir d’aviser l’ASFC de changements.

[30] Tout en convenant que les politiques sur les réexamens de l’ASFC ne prévoient pas d’issue exécutoire, Acierco fait valoir que ces politiques sont utiles pour offrir une certaine prévisibilité aux importateurs et aux exportateurs, en ce qu’elles établissent le cadre à l’intérieur duquel l’ASFC exerce son pouvoir discrétionnaire. Selon Acierco, l’expression « lorsque ceci est justifié » [traduction] dans la politique de 2015 sur les réexamens restreint le pouvoir discrétionnaire de l’ASFC, laquelle est prévenue qu’elle ne devrait pas appliquer de cotisations rétroactives à moins que cela ne soit justifié.

[31] Selon Acierco, le fait de permettre à l’ASFC d’appliquer des cotisations rétroactives même lorsque les intervenants se sont conformés à la lettre de la loi, à l’esprit de la loi et au but de la loi, ce qui est le cas en l’espèce selon elle, porte atteinte à l’idée selon laquelle le Canada a un régime prospectif au regard des VN. Acierco est d’avis que les cotisations rétroactives doivent être l’exception à la règle, et qu’il devrait y avoir un seuil à respecter avant qu’elles ne puissent être imposées. Acierco soutient qu’en l’espèce, l’ASFC n’a pas respecté l’exigence qu’elle s’est elle‑même imposée de justifier l’application de cotisations rétroactives. Par conséquent, elle n’aurait pas dû appliquer les VN rétroactivement, selon Acierco.

[32] Acierco fait également valoir qu’il lui était impossible de respecter la norme établie par l’ASFC, étant donné que les révisions aux termes de l’article 57 reposaient sur des VN qui n’existaient pas au moment où les marchandises importées lui ont été vendues [18] . Selon Acierco, les marchandises importées auraient dû être assujetties aux VN établies lors du premier réexamen, car ce sont ces VN qui étaient en vigueur au moment où les marchandises ont été dédouanées au Canada.

[33] De plus, Acierco soutient que même si le Tribunal accepte que le président de l’ASFC soit tenu par la loi d’appliquer les VN les plus récentes, le Tribunal n’a pas la même obligation étant donné la marge de manœuvre considérable dont il bénéficie en vertu du paragraphe 61(3) de la LMSI, qui lui permet d’ordonner la mesure indiquée en l’espèce.

[34] Enfin, Acierco soutient qu’il y a une distinction entre les faits de l’affaire Ferrostaal et ceux de la présente, car bien qu’il soit dans les deux cas question de cotisations rétroactives, il n’y avait dans Ferrostaal aucun élément de preuve étayant une correspondance échangée entre l’exportateur et l’ASFC conformément aux exigences énoncées dans les politiques sur les réexamens.

[35] Quant à elle, l’ASFC fait valoir que rien dans la LMSI ne justifie que le Tribunal conclue qu’elle a mal appliqué les VN actuelles ou que les VN périmées devraient être rétablies, comme le demande Acierco. L’ASFC soutient que les VN prospectives attribuées aux exportateurs ont pour but d’aider l’ASFC à administrer la LMSI et à donner aux exportateurs une idée de la façon dont l’ASFC pourrait traiter les exportations futures. Les VN prospectives ne peuvent se substituer à l’obligation légale de l’ASFC d’imposer les droits au moment de l’importation, ni entraver la réalisation d’une révision ou un réexamen, ni empêcher l’ASFC de prendre en considération des renseignements à jour qui reflètent plus exactement les conditions commerciales qui avaient cours au moment des transactions. L’ASFC souligne que dans l’affaire Canadian Tire, le Tribunal a conclu que l’application de VN mises à jour dans le cadre d’un réexamen aux termes de l’article 59 n’est pas « contraire au libellé clair de la LMSI et à la méthode d’administration et d’application des droits qu’elle utilise depuis longtemps [19] ».

[36] De plus, l’ASFC soutient que sa décision de procéder à une révision aux termes de l’article 57 était conforme au vaste pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré à l’alinéa 57b) de la LMSI, dont la partie pertinente prévoit que l’agent désigné peut réviser les VN « de sa propre initiative », dans les deux ans suivant la décision rendue en vertu de l’article 56 de la LMSI. Elle fait valoir que la révision ne constituait pas un cas d’exercice arbitraire de son pouvoir discrétionnaire, étant donné qu’elle avait pour but de mettre à jour les VN compte tenu des prix de vente sur le marché intérieur, dans un contexte où l’ASFC savait qu’il y avait eu un changement important. L’ASFC soutient également que les éléments prospectifs du régime de recours commerciaux du Canada ne restreignent pas sa capacité d’appliquer les VN à jour dans le cadre de révisions aux termes de l’article 57 ou de réexamens aux termes de l’article 59, qui sont de nature intrinsèquement rétrospective.

[37] Les parties intervenantes ont en grande partie la même position que l’ASFC, et elles font valoir que les politiques de l’ASFC ne sont pas des instruments limitant la compétence ou conférant une compétence, ni des instruments ayant force exécutoire [20] .

Analyse

[38] Comme il est mentionné dans l’affaire Ferrostaal [21] , aux termes de la LMSI, il y a dumping lorsque le prix de vente de certaines marchandises qui sont importées au Canada (c’est-à-dire leur prix à l’exportation) est inférieur aux VN de ces marchandises. La VN des marchandises qui sont importées par un exportateur correspond habituellement au prix auquel des marchandises similaires (c’est-à-dire des marchandises identiques ou similaires aux marchandises qui sont importées) sont vendues par cet exportateur dans son propre pays. Elle peut aussi correspondre à la somme du coût de production des marchandises qui sont importées, d’un montant raisonnable pour les frais, notamment les frais administratifs et les frais de vente, et d’un montant raisonnable pour les bénéfices, calculé en fonction des ventes de marchandises similaires de l’exportateur dans son marché national [22] . Dans les cas où les renseignements fournis ou accessibles ne suffisent pas à déterminer les VN, l’article 29 prévoit la possibilité de déterminer les VN selon les modalités fixées par le ministre. Ces VN sont généralement exprimées sous la forme d’une majoration du prix à l’exportation. Il est fréquent d’avoir recours à la prescription ministérielle lorsque des exportateurs refusent de coopérer avec l’ASFC dans le cadre d’une enquête ou d’un réexamen d’une enquête, avec un résultat généralement moins avantageux.

[39] La LMSI et l’accord international sur lequel elle s’appuie, l’Accord antidumping, exigent qu’il y ait une comparaison équitable entre la VN et le prix à l’exportation, c'est-à-dire que les ventes utilisées dans la comparaison doivent permettre autant que possible de comparer « des pommes avec des pommes ». L’article 2.4 de l’Accord antidumping, notamment, prévoit que la comparaison entre la VN et le prix à l’exportation « sera faite au même niveau commercial, qui sera normalement le stade sortie usine, et pour des ventes effectuées à des dates aussi voisines que possible ». La LMSI rend compte de l’obligation de comparaison équitable dans ses dispositions régissant le calcul des VN, lesquelles exigent globalement que les ventes utilisées pour calculer les VN se situent à une date raisonnablement proche de la date de vente pour exportation au Canada [23] .

[40] Dans le contexte du calcul des droits, comme l’a souligné le Tribunal dans les affaires Canadian Tire et Ferrostaal, l’article 3 de la LMSI prévoit que les droits antidumping doivent être « d’un montant égal » à la marge de dumping des marchandises qui sont importées au Canada [24] . Comme la « marge de dumping » correspond à l’excédent de la VN des marchandises sur leur prix à l’exportation [25] , au premier abord, cette disposition semble exiger qu’une VN soit établie et comparée au prix à l’exportation pour chaque vente des marchandises en cause au Canada. Afin d’assurer la conformité à l’obligation de comparaison équitable, la ou les ventes servant à établir la VN devraient être situées à une date proche de la date de vente des marchandises en cause.

[41] Toutefois, dans le cadre du régime prospectif canadien d’application des droits, les VN fondées sur les renseignements concernant les ventes et les coûts pendant l’année de la période d’enquête de l’ASFC sont déterminées par cette dernière et communiquées aux exportateurs à la fin de l’enquête. Les marchandises en cause dont le prix est égal ou supérieur à leurs VN ne sont assujetties à aucun droit antidumping lorsqu’elles sont importées au Canada [26] . Autrement dit, il est possible de prévenir l’imposition de droits antidumping en augmentant le prix de vente des marchandises (c’est-à-dire leur prix à l’exportation) à un niveau égal ou supérieur aux VN précédemment établies par l’ASFC (c’est-à-dire les VN prospectives). On estime que ce régime protège efficacement les producteurs nationaux contre le dommage causé par les marchandises sous‑évaluées, et qu’il permet aux exportateurs étrangers et aux importateurs canadiens de savoir exactement à quoi s’attendre en ce qui concerne les droits antidumping exigibles [27] .

[42] L’évolution des conditions du marché peut faire en sorte que les VN établies lors de l’enquête ne soient plus en phase avec les prix (et les coûts) des marchandises dans le marché national de l’exportateur. Cela peut signifier que les ventes à l’exportation au Canada ne font plus l’objet de dumping ou, à l’inverse, que la marge de dumping des marchandises en cause est encore plus grande que lors de l’enquête initiale.

[43] Afin de tenir les VN prospectives à jour et de refléter les conditions actuelles du marché, l’ASFC procède périodiquement à des réexamens d’enquête [28] . Les VN communiquées aux exportateurs une fois un réexamen terminé, qui se fondent normalement sur des renseignements couvrant la période d’un an précédant le lancement d’un réexamen, sont ensuite appliquées aux importations subséquentes des marchandises en cause [29] .

[44] Cela dit, bien que le régime prospectif canadien d’application des droits soit bien établi et semble permettre aux exportateurs étrangers et aux importateurs canadiens de savoir à quoi s’attendre dans une certaine mesure, sa mise en œuvre n’en demeure pas moins entièrement régie par des politiques et des procédures administratives. De fait, il n’y a aucune mention des VN prospectives – ni, d’ailleurs, de réexamens d’enquête – dans la LMSI, son règlement, ni quelque autre loi se rapportant aux questions douanières [30] .

[45] De fait, lorsque des marchandises en cause sont importées, le paragraphe 56(1) de la LMSI prévoit qu’un agent désigné par l’ASFC peut déterminer leur VN. Cet élément cadre avec l’exigence susmentionnée qui est prévue à l’article 3, à savoir que les droits perçus doivent être « d’un montant égal » à la marge de dumping des marchandises qui sont importées au Canada, dans la mesure où il permet à l’agent de déterminer la VN et le prix à l’exportation pour chaque occasion où des marchandises en cause sont importées. Lorsque cette détermination n’a pas été effectuée dans les 30 jours suivant la déclaration en détail des marchandises aux termes de la Loi sur les douanes, le paragraphe 56(2) prévoit qu’une décision est réputée avoir été rendue conformément aux représentations faites lors de la déclaration en détail par son auteur.

[46] Logiquement, donc, une révision des VN effectuée par un agent désigné de l’ASFC aux termes de l’article 57 de la LMSI ou un réexamen effectué par le président aux termes de l’article 59 doivent également porter sur les marchandises réellement importées. Comme l’a souligné le Tribunal dans l’affaire Canadian Tire, le cadre de mécanismes administratifs séquentiels qui permettent de trancher, de réviser et de réexaminer des questions comme celle des VN comporte des éléments rétrospectifs [31] .

[47] Nonobstant ce qui précède, le régime prospectif d’application des droits semble fonctionner comme il se doit pour ce que le Tribunal estime être deux principales raisons. Premièrement, les renseignements nécessaires au calcul des VN des marchandises réellement importées ne sont pas accessibles au moment de l’importation (ces renseignements sont habituellement recueillis dans le cadre de réexamens se déroulant sur plusieurs mois). Deuxièmement, l’ASFC ne rend généralement pas de décisions aux termes du paragraphe 56(1) [32] , ce qui donne lieu à des décisions réputées avoir été rendues, conformément au paragraphe 56(2), lesquelles sont fondées sur les VN prospectives indiquées par l’importateur dans la déclaration en détail. L’ASFC réexamine couramment ces décisions réputées dans le cadre de ses activités normales d’application du régime, comme en l’occurrence pour les marchandises importées par Acierco, mais à moins que la décision ne soit fondée sur des renseignements erronés ou que les exportateurs n’aient pas informé l’ASFC en temps opportun de changements importants apportés aux prix intérieurs, aux conditions du marché et aux coûts liés à la production et aux ventes, les importateurs n’ont pas à craindre que l’ASFC procède à une révision ou un réexamen [33] .

[48] Toutefois, lorsque l’ASFC procède de fait à une révision ou un réexamen, que ce soit par sa propre initiative ou en réponse à la demande d’un importateur, elle a généralement à sa disposition des VN établies plus récemment, dans la mesure où la révision ou le réexamen se produit un certain temps après l’importation des marchandises. Il est probable que ces nouvelles VN aient été déterminées en fonction de renseignements relevant de la même période que celle où les marchandises ont été vendues à l’importateur canadien ou, à tout le moins, en fonction de renseignements plus récents que ceux ayant servi à établir les VN utilisées au moment de l’importation. De l’avis du Tribunal, si elle choisissait d’appliquer les vieilles VN plutôt que les nouvelles, l’ASFC se trouverait à ignorer les dispositions abondamment claires de la LMSI à l’égard des droits exigibles, de la VN et des révisions et réexamens [34] .

[49] À l’audience, Acierco a fait valoir que le droit de faire appel auprès du président de l’ASFC est grandement restreint et que son interprétation est nettement atténuée si le président est contraint d’appliquer les VN les plus récentes. Selon elle, les importateurs ne pourraient jamais remettre en question l’application rétroactive des VN si cela signifiait que, en réponse à une demande de révision ou réexamen, le président est tenu par la LMSI d’appliquer les VN les plus récentes de façon rétroactive [35] . Pour les raisons mentionnées précédemment, le Tribunal ne peut accepter cet argument. Les attributions du président sont circonscrites par la LMSI, et le libellé de ses dispositions susmentionnées indique clairement que le président ne peut faire abstraction des VN récentes au moment de procéder à une révision ou un réexamen.

[50] En l’espèce, Acierco a acheté et importé les marchandises entre juin et août 2017, et les VN établies par l’ASFC pendant le troisième réexamen reposaient sur les renseignements recueillis pour la période du 1er mai au 31 octobre 2017 (c’est-à-dire les renseignements relevant de la même période que celle où les marchandises importées ont été vendues à Acierco). Quant à elles, les VN établies par l’ASFC au cours du premier réexamen, soit celles qui devraient s’appliquer selon Acierco, reposaient sur des renseignements recueillis pour la période du 1er janvier au 31 décembre 2015. Ainsi, le Tribunal conclut que le président de l’ASFC, dans le cadre du réexamen aux termes de l’article 59, a correctement appliqué aux marchandises importées les VN établies lors du troisième réexamen.

[51] De plus, le Tribunal souligne que cette conclusion est conforme à la pratique établie de l’ASFC, telle qu’elle est expliquée dans les lettres adressées aux importateurs et aux exportateurs au moment du lancement et de la conclusion de ses réexamens, de même que dans les mémorandums D14-1-8 et D14-1-3, qui décrivent les circonstances dans lesquelles des VN seront appliquées rétroactivement. Acierco fait valoir que l’application rétroactive des VN est exceptionnelle et se veut punitive, mais elle n’a déposé aucun élément de preuve étayant que l’intention du régime soit de punir les importateurs et les exportateurs qui ont caché de l’information à l’ASFC ou qui n’ont pas augmenté les prix à l’exportation en fonction des hausses des prix intérieurs (c’est-à-dire les prix de vente dans le marché national de l’exportateur) et des coûts de production. Comme le fait valoir l’ASFC, les deux politiques sur les réexamens informent les importateurs et les exportateurs, de manière générale, que des cotisations rétroactives pourraient être imposées dans le contexte d’une révision ou un réexamen, sans restreindre cette éventualité aux actions punitives. Le Tribunal souligne également que les politiques sur les réexamens permettent à l’ASFC de s’assurer que le montant des droits recueillis représente le fait que les marchandises ont effectivement été vendues à des prix sous-évalués, le cas échéant, à la lumière des VN actuelles.

[52] Quoi qu’il en soit, dans le cadre de chacun des trois réexamens, y compris au moment où le deuxième réexamen a été lancé, peu de temps avant l’importation des marchandises en cause, l’ASFC a informé les importateurs et les exportateurs que « [s]i des changements ont lieu et que l’ASFC n’en est pas avisée en temps opportun, l’ampleur de ces changements pourrait justifier l’imposition de cotisations rétroactives de droits antidumping ou compensateurs » [36] . Acierco n’a présenté aucun élément de preuve montrant que l’ASFC a été avisée de changements dans le marché turc des barres d’armature au cours de la période pertinente au regard des importations en cause [37] .

[53] Le Tribunal conclut par ailleurs que les éléments de preuve montrent clairement que l’ASFC a informé les exportateurs et les importateurs dès le début du deuxième réexamen, avant que les marchandises en cause soient importées, qu’elle pensait ne pas avoir été mise au courant de changements dans le marché des barres d’armature et qu’il se pouvait que des cotisations rétroactives soient imposées [38] . La preuve montre également qu’Acierco a tout de même décidé d’importer les marchandises [39] .

Les questions d’équité procédurale ne sont pas pertinentes en l’espèce

[54] S’appuyant sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Uniboard [40] , Acierco soutient que l’équité procédurale entre en jeu dans les enquêtes menées en vertu de la LMSI. Or, le Tribunal souligne que l’affaire Uniboard ne concernait pas une décision rendue par le Tribunal, et qu’il s’agissait plutôt du contrôle judiciaire d’une décision rendue par le président de l’ASFC aux termes des alinéas 41(1)a) et (1)b) de la LMSI.

[55] Comme l’ont observé les parties, le Tribunal a affirmé à maintes reprises qu’il n’a pas compétence sur les questions d’équité procédurale comme motif d’appel distinct. Dans l’affaire Toyota Tsusho, par exemple, le Tribunal mentionnait qu’il « n’a pas compétence pour étudier, dans le cadre d’appels aux termes de l’article 61 de la LMSI, des questions de justice naturelle et d’équité procédurale au sujet de la façon dont l’ASFC est parvenu[e] à sa décision [41] ».

[56] Le raisonnement du Tribunal était que puisque les appels dont il est saisi sont des procédures de novo et que son propre processus respecte l’équité procédurale, le résultat d’un appel est au bout du compte une nouvelle décision rendue selon une procédure équitable et transparente [42] . Il avait donc décidé que les questions se rapportant au degré d’équité procédurale accordé à l’appelante par l’ASFC, dans ce cas, n’étaient pas pertinentes aux fins de l’appel interjeté auprès de lui [43] .

[57] Dans la décision Robertson, le Tribunal soutenait que « les questions de procédure ou d’équité du traitement accordé par l’ASFC peuvent parfois entrer dans l’évaluation du bien-fondé d’une décision de l’ASFC au sujet d’une question relevant de la compétence du Tribunal [44] ». Il expliquait que « [l]es procédures suivies par l’ASFC, si elles ne constituent pas en elles‑mêmes des motifs d’appel, peuvent faire partie des faits ayant une certaine incidence sur la décision définitive qui sera rendue de novo à l’issue de l’appel [45] ».

[58] Acierco soutient qu’en l’espèce, ses arguments liés à l’équité procédurale sont directement liés à la décision de l’ASFC d’entamer les révisions aux termes de l’article 57 et de rendre les décisions à cet effet, et aux motifs sous-jacents. Les arguments d’Acierco sont les suivants : 1) en rendant les décisions à la suite des révisions aux termes de l’article 57, l’ASFC a dérogé sans préavis au régime prospectif d’application des droits, qui est établi; 2) l’ASFC n’a pas fourni de protections procédurales adéquates aux importateurs et aux exportateurs touchés; 3) l’ASFC a contrevenu aux attentes légitimes d’Acierco au regard de sa façon d’administrer le régime prospectif d’application des droits; 4) l’ASFC n’a pas donné à Acierco ni aux exportateurs turcs le droit de faire valoir leur position; 5) l’application de la politique de 2019 sur les réexamens était un abus de pouvoir discrétionnaire et outrepassait la compétence de l’ASFC.

[59] Acierco fait valoir que l’ASFC devrait être précluse d’appliquer rétroactivement les résultats des révisions aux termes de l’article 57, car Acierco et Çolakoğlu, dans le cadre de leurs affaires commerciales, se fiaient aux affirmations du Canada au sujet de son régime prospectif d’application des droits et aux affirmations de l’ASFC au sujet des réexamens et des droits antidumping imposés rétroactivement [46] .

[60] Le Tribunal conclut que, dans le cadre du présent appel, les vices de procédure allégués par Acierco n’ont pas d’effet sur la question de savoir quelles VN s’appliquent aux marchandises importées. Le Tribunal a déjà déterminé que les VN applicables sont celles mises à jour à la suite du troisième réexamen mené par l’ASFC, comme elles ont été appliquées par le président de l’ASFC. Ainsi, on ne peut affirmer que les questions d’équité procédurale soulevées par Acierco ont une quelconque incidence sur l’approche adoptée par le Tribunal pour examiner la question qui, de fait, relève de sa compétence en l’espèce. En définitive, il n’appartient pas au Tribunal de se prononcer sur la teneur de l’obligation d’équité procédurale de l’ASFC à l’endroit d’Acierco.

[61] Le Tribunal est néanmoins d’avis que même si ces questions d’équité procédurale étaient de son ressort, cela n’aurait pas d’incidence sur ses conclusions selon lesquelles l’ASFC a correctement appliqué les VN établies à la suite du troisième réexamen. De fait, pour les motifs qui suivent, le Tribunal est d’avis qu’Acierco n’a pas démontré que l’ASFC a agi de manière non conforme à l’équité procédurale.

L’ASFC n’a pas dérogé à ses politiques établies

[62] Acierco soutient que l’ASFC a dérogé à ses politiques bien établies lorsqu’elle a décidé de ’entamer les révisions aux termes de l’article 57 et de rendre les décisions à cet effet. Selon Acierco, l’ASFC n’a pas respecté les principes de justice naturelle lorsqu’elle a imposé rétroactivement aux importateurs et aux exportateurs le fardeau d’augmenter les prix à l’exportation au-delà des VN prospectives établies, et ce, sans les aviser de cette politique et de ce changement d’interprétation.

[63] De fait, Acierco fait valoir que la politique de 2019 sur les réexamens comporte une nouvelle exigence enjoignant les exportateurs à ne pas tenir compte des VN prospectives attribuées par l’ASFC, mais plutôt à rajuster leur VN, sans orientation donnée par l’ASFC, pour que les prix à l’exportation soient supérieurs aux éphémères prix de vente sur le marché intérieur, ainsi qu’aux coûts intégraux et bénéfices, en espérant que ces VN rajustées suffisent pour éviter des cotisations rétroactives de droits [47] .

[64] Comme il est mentionné précédemment, Acierco soutient également que l’ASFC a dérogé à l’équité procédurale en ne l’avisant pas et en n’avisant pas Çolakoğlu de ce changement [48] . Acierco affirme que l’ASFC aurait dû aviser les importateurs et les exportateurs suffisamment au préalable pour leur permettre d’organiser leurs activités commerciales en conséquence [49] . À l’appui de cet argument, Acierco souligne que dans la décision Thamotharem, la Cour d’appel fédérale a souligné que certains documents tels quel les énoncés de politique « peuvent aider les membres du public à prévoir la façon dont un organisme est susceptible d’exercer son pouvoir discrétionnaire et à organiser leurs affaires en conséquence » [50] .

[65] L’ASFC soutient que sa politique de 2019 sur les réexamens n’a pas changé de façon importante la manière dont elle applique les VN mises à jour. L’ASFC se fie depuis longtemps aux exportateurs, aux importateurs et aux fabricants pour être tenue au courant des changements apportés aux prix intérieurs, aux coûts, aux conditions du marché et aux modalités de vente, et elle les a avisés par la voie de sa politique et par correspondance que, dans le contexte des révisions aux termes de l’article 57 ou des réexamens aux termes de l’article 59 de la LMSI, elle peut appliquer des VN mises à jour à la lumière des renseignements recueillis au cours d’un réexamen [51] .

[66] La politique de 2015 sur les réexamens prévoyait ce qui suit : « il incombe aux parties concernées d’aviser l’ASFC par écrit de tout changement dans les prix intérieurs, les conditions du marché, les coûts liés à la production et aux ventes et/ou les montants de subvention » [52] [traduction]. La politique disposait également que des cotisations rétroactives pouvaient être imposées si des changements importants avaient eu lieu « sans que l’ASFC en soit informée en temps opportun ou si les renseignements requis pour rectifier les valeurs n’ont pas été fournis » [53] [traduction]. Elle précisait également que des VN rectifiées pouvaient être appliquées aux demandes de révision ou de réexamen non encore traitées par l’ASFC, ce qui pouvait mener à des droits antidumping supplémentaires ou à un remboursement de droits antidumping [54] .

[67] Selon l’ASFC, la politique de 2019 sur les réexamens ne change rien à l’application de cotisations rétroactives ni au fait qu’il incombe aux exportateurs, aux importateurs et aux fabricants de l’informer des changements apportés aux prix intérieurs, aux coûts, aux conditions du marché ou aux modalités de vente.

[68] Le Tribunal est du même avis que l’ASFC et conclut que cette dernière n’a pas dérogé à ses politiques établies. La nouvelle exigence dont parle Acierco dans ses observations, qui inviterait les parties à faire abstraction des VN établies et de simplement rajuster les VN elles-mêmes, tient à une interprétation erronée. Les éléments de preuve montrent que, bien avant l’adoption de la politique de 2019 sur les réexamens, Acierco et Çolakoğlu savaient qu’il leur incombait d’aviser l’ASFC de tous changements pertinents, et elles étaient également au courant que de tels changements pouvaient mener à l’imposition de cotisations rétroactives [55] . La politique de 2019 sur les réexamens apporte simplement une précision en prévenant les parties qu’en cas d’augmentation des prix intérieurs et/ou des coûts, elles devraient augmenter en conséquence les prix à l’exportation pour éviter les évaluations rétroactives pouvant mener à des droits antidumping supplémentaires. En effet, l’ASFC n’a fait que présenter une option qui s’offrait déjà aux importateurs et aux exportateurs qui sont parties à l’importation de marchandises frappées de droits en vertu de la LMSI au Canada et qui souhaitent réduire le plus possible la probabilité que des droits antidumping soient exigibles dans l’éventualité d’une hausse des prix ou des coûts dans le marché national de l’exportateur.

[69] Enfin, le Tribunal souligne que, bien que la Cour d’appel fédérale ait affirmé dans l’affaire Thamotharem que des documents tels que les politiques sur les réexamens peuvent aider le public à prévoir la façon dont un organisme est susceptible d’exercer son pouvoir discrétionnaire et à organiser ses affaires en conséquence, elle a également mentionné que les directives ou les énoncés de politique, bien qu’ils puissent être utiles pour structurer l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi à des fins de cohérence, n’entravent pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire du décideur [56] .

Aucun élément de preuve ne montre que des protections procédurales spécifiques doivent être accordées

[70] Acierco soutient que les régimes rétrospectifs d’application des droits sont assortis de mécanismes procéduraux pour veiller à ce que les cotisations définitives soient équitables et pour offrir une certaine prévisibilité. Parmi ces mécanismes figurent le dépôt de garanties à l’égard des droits, faisant foi de la responsabilité, le recours à des processus d’examen administratif pour le calcul des droits exigibles définitifs, ainsi que la mise en place de processus conférant des droits de participation aux importateurs et aux exportateurs. Selon Acierco, l’ASFC a privé Acierco de l’équité procédurale en ne lui accordant pas de telles protections procédurales et en ne lui donnant pas l’occasion de faire valoir son point de vue avant d’appliquer les cotisations rétroactives.

[71] Malgré le fait que certains régimes rétrospectifs adoptés ailleurs dans le monde peuvent prévoir des mécanismes spécifiques tels que ceux dont elle a fait mention, Acierco n’a fourni aucun élément de preuve montrant que l’absence de tels mécanismes constitue un manquement à l’équité procédurale ou à la justice naturelle. Le Tribunal ne voit aucun motif de conclure qu’Acierco s’est vu refuser des protections procédurales appropriées en l’espèce.

L’ASFC n’a pas contrevenu aux attentes légitimes d’Acierco

[72] Acierco soutient que, par des déclarations cohérentes, l’ASFC a créé une attente légitime selon laquelle elle n’appliquerait des droits antidumping de façon rétroactive que dans des circonstances exceptionnelles, lorsqu’elle n’aurait pas été avisée en temps opportun de changements dans les conditions du marché, comme le prévoient les politiques sur les réexamens, ce qui n’est pas le cas en l’espèce selon Acierco [57] .

[73] Acierco affirme avoir agi de bonne foi et conformément aux directives publiées par l’ASFC lorsqu’elle a acheté les marchandises importées à des prix nettement supérieurs aux VN prospectives établies par l’ASFC lors du premier réexamen. Acierco souligne également que l’ASFC n’avait jamais rendu de déterminations rétroactives à l’égard des barres d’armature turques qu’elle a achetées, également à des prix supérieurs aux VN établies. De plus, Acierco précise s’être fiée aux VN en vigueur pour négocier les contrats de vente des marchandises importées, et que les importations ont eu lieu quelque 11 mois avant les déterminations rétroactives. Acierco soutient ainsi qu’il était légitime de sa part de s’attendre à ce que les VN établies lors du premier réexamen s’appliqueraient aux marchandises importées, étant donné que ce sont ces VN qui s’appliquaient à l’époque où les marchandises importées ont été vendues à Acierco et au moment où les marchandises ont été dédouanées.

[74] Le Tribunal souligne que dans l’affaire Agraira, un arrêt auquel renvoie Acierco, la Cour suprême du Canada a établi que la théorie de l’attente légitime ne constitue pas une source de droits matériels, mais ne peut que donner droit à une réparation procédurale convenable [58] . Par conséquent, de façon similaire à ce qu’a affirmé le Tribunal dans l’affaire Ferrostaal, même si l’ASFC avait créé une attente légitime au regard de l’application rétroactive des droits antidumping, cela aurait pour seul effet de l’obliger à accorder à Acierco un plus grand degré d’équité procédurale [59] .

[75] De plus, la Cour d’appel fédérale a conclu dans la décision Honey Fashions que l’ASFC doit pouvoir exercer son pouvoir discrétionnaire, mais que les cas semblables doivent être traités de la même manière [60] . Renvoyant à l’affaire Vavilov, la Cour d’appel fédérale a souligné que les décideurs administratifs ne sont pas liés par une jurisprudence interne à la manière des cours de justice, et que toute dérogation à une pratique de longue date sera raisonnable si elle est justifiée [61] .

[76] Cela dit, comme dans l’affaire Ferrostaal, étant donné que la conclusion du Tribunal selon laquelle la décision du président de l’ASFC d’appliquer les VN mises à jour aux marchandises importées était conforme à la LMSI et aux politiques de l’ASFC, l’affirmation d’Acierco selon laquelle l’ASFC a créé une attente légitime est dénuée de tout fondement [62] .

L’ASFC a donné à Acierco l’occasion de faire valoir son point de vue

[77] Acierco affirme ne pas avoir été avisée des révisions aux termes de l’article 57 et ne pas avoir eu une réelle occasion de faire valoir son point de vue avant l’imposition des cotisations rétroactives [63] .

[78] Le Tribunal conclut que l’ASFC a agi conformément à l’alinéa 57b) de la LMSI, qui dispose qu’un agent désigné peut réviser une décision « de sa propre initiative ». La LMSI n’exige pas que l’agent désigné avise l’importateur de son intention de procéder à une révision. De plus, Acierco a eu l’occasion de faire valoir son point de vue au moyen de la demande de réexamen qu’elle a déposée aux termes de l’article 58.

L’ASFC n’a pas abusé de son pouvoir discrétionnaire et n’a pas outrepassé sa compétence

[79] Acierco fait d’abord valoir que l’ASFC a abusé de son pouvoir discrétionnaire en ne prenant pas en considération des renseignements pertinents qui lui auraient permis de conclure qu’il n’y avait pas lieu d’imposer de cotisations rétroactives en l’espèce [64] .

[80] Le Tribunal souligne toutefois que les renseignements auxquels Acierco fait référence sont antérieurs au premier réexamen et n’étaient pas pertinents dans le cadre de la décision de l’ASFC d’imposer des cotisations rétroactives en 2018. De plus, Acierco prend pour hypothèse que les cotisations rétroactives sont une mesure purement punitive, une idée que le Tribunal a déjà rejetée dans la présente.

[81] Acierco soutient également que l’ASFC a pris une mesure rétroactive inappropriée en appliquant l’exigence énoncée dans la politique de 2019 sur les réexamens, selon laquelle les importateurs et les exportateurs devaient eux-mêmes rajuster à la hausse les prix à l’exportation à l’égard des marchandises importées en 2017 [65] . Selon Acierco, cette mesure était déraisonnable, étant donné que ce n’est qu’en 2019 que les changements apportés à la politique ont été communiqués au public.

[82] De plus, Acierco fait valoir que l’ASFC a outrepassé sa compétence en exigeant des importateurs et des exportateurs qu’ils rajustent eux-mêmes les VN. Étant donné que c’est à l’ASFC que revient le pouvoir de déterminer les VN en vertu de la LMSI, l’ASFC déroge à ce pouvoir en exigeant des exportateurs qu’ils rajustent eux-mêmes leurs VN [66] .

[83] Toutefois, comme il est mentionné précédemment, la politique de 2019 sur les réexamens de l’ASFC n’impose pas une telle nouvelle exigence. De fait, elle prévient seulement les importateurs et les exportateurs qu’ils devraient augmenter les prix à l’exportation en cas de hausse des prix intérieurs ou des coûts, afin d’éviter les droits antidumping supplémentaires qui pourraient découler d’une révision ou un réexamen, le cas échéant. Par conséquent, le Tribunal conclut que l’ASFC n'a pas agi de manière inappropriée et qu’elle n'a pas outrepassé sa compétence.

[84] Enfin, Acierco fait valoir que les VN sont des renseignements confidentiels des exportateurs et de l’ASFC et qu’il est interdit de les divulguer [67] . De plus, Acierco n’a pas accès aux renseignements confidentiels sur les coûts des exportateurs. Ainsi, il ne lui est pas possible de savoir si les prix des marchandises qu’elle achète sont supérieurs ou inférieurs à toute VN applicable. Acierco soutient qu’elle ne devrait être tenue à l’impossible et que les politiques sur les réexamens ne devraient pas être interprétées comme lui imposant le fardeau d’aviser l’ASFC des changements apportés aux prix intérieurs, aux conditions du marché, aux coûts de production, aux ventes ou aux montants de subvention, étant donné qu’elle n’a pas accès à cette information [68] .

[85] Il est vrai que l’ASFC considère que les VN sont des renseignements confidentiels appartenant aux exportateurs, et qu’elle ne les divulguera pas. Cela dit, dans le mémorandum D14-1-2, auquel renvoie Acierco, il est reconnu que les exportateurs sont libres de communiquer cette information aux importateurs dans le cours de leurs affaires et qu’ils devront effectivement le faire pour permettre à l’importateur d’évaluer lui-même le montant des droits exigibles en vertu de la LMSI au moment de l’importation [69] .

[86] De plus, le fardeau d’aviser l’ASFC des changements incombe à toutes les parties, conformément aux politiques sur les réexamens, et non seulement aux importateurs. Si Acierco et Çolakoğlu ont une relation commerciale de longue date, il n’est pas déraisonnable de penser qu’il serait dans l’intérêt de Çolakoğlu de tenter de réduire les droits exigibles d’Acierco, dans le souci de préserver la relation, et ainsi d’aviser Acierco des changements dans les coûts ou de hausser ses prix proportionnellement. De fait, des éléments de preuve au dossier montrent que Acierco et Çolakoğlu ont correspondu au sujet des VN avant l’importation des marchandises en cause [70] .

[87] En définitive, les cotisations de droits sont imposées aux importateurs en vertu de la LMSI, et il revient aux importateurs de mener leurs affaires commerciales en conséquence. Il relève de la responsabilité des importateurs de chercher à se renseigner auprès des exportateurs au sujet des éventuels changements dans les VN.

DÉCISION

[88] L’appel est rejeté.

Serge Fréchette

Serge Fréchette
Membre présidant

 



[1] L.R.C. (1985), ch. S-15.

[2] Barres d’armature pour béton (9 janvier 2015), NQ-2014-001 (TCCE) [Barres d’armature I].

[3] L’article 3 de la LMSI prévoit que les droits antidumping doivent être prélevés d’un montant égal à la « marge de dumping », qui est définie au paragraphe 2(1) comme étant l’excédent de la VN des marchandises sur leur prix à l’exportation. Comme il sera expliqué par la suite, dans le cadre du régime prospectif canadien d’application des droits, la responsabilité du paiement des droits antidumping peut être annulée en augmentant le prix de vente des marchandises (c’est-à-dire le prix à l’exportation des marchandises) à un niveau qui est égal ou supérieur aux VN établies par l’ASFC avant l’importation. Le Tribunal souligne que les VN à l’égard des exportateurs non coopératifs dans le cadre de l’enquête de l’ASFC ont été établies par la voie d’une prescription ministérielle en vertu du paragraphe 29(1) de la LMSI, en fonction du prix à l’exportation des marchandises majoré d’un montant égal à 41 p. 100 de ce prix à l’exportation. En l’espèce, la responsabilité du paiement des droits antidumping ne peut être annulée en augmentant le prix de vente des marchandises.

[4] Les droits compensateurs sont déterminés en fonction des montants des subventions reçues par les exportateurs, tels qu’ils sont établis par l’ASFC. Contrairement à la responsabilité liée aux droits antidumping, la responsabilité liée aux droits compensateurs ne peut jamais être éliminée en augmentant le prix de vente des marchandises.

[5] L’ASFC procède périodiquement à des réexamens afin de tenir les VN prospectives à jour et de refléter les conditions actuelles du marché. Les VN communiquées aux exportateurs une fois ce réexamen terminé sont ensuite appliquées à toutes importations subséquentes des marchandises en cause.

[6] Pièce EA-2019-005-20 à la p. 31.

[7] Ibid. aux p. 40, 44.

[8] ASFC, Certaines barres d’armature pour béton, Avis de conclusion de réexamen (4 mai 2018), en ligne : <https://www.cbsa-asfc.gc.ca/sima-lmsi/ri-re/rb1-22017/rb1-22017-nc-fra.html>.

[9] Pièce EA-2019-005-20 à la p. 68.

[10] Ibid. à la p. 74 (version anglaise), en ligne : ˂https://www.cbsa-asfc.gc.ca/publications/dm-md/d14/d14-1-8-fra.html˃.

[11] Gerdau a déposé sa première requête en intervention le 21 janvier 2020, mais, le 24 janvier 2020, a demandé la permission de déposer une version modifiée, à laquelle le Tribunal a fait droit le 27 janvier 2020.

[12] DORS/91-499.

[13] Ferrostaal Metals GmbH c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (2 juillet 2020), EA‑2019‑001 (TCCE) [Ferrostaal] au par. 31.

[14] Voir Canadian Tire Corporation, Limited c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (29 octobre 2014), AP-2012-035 (TCCE) [Canadian Tire] aux par. 37, 39; Sugi Canada Ltée c. Sous-ministre du Revenu national pour les douanes et l’accise (17 décembre 1992), AP-92-013 (TCCE) à la p. 3; United Wood Frames Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (7 juin 2012), AP‑2011-039 (TCCE) au par. 10.

[15] Acierco se fonde sur les documents suivants : ASFC, partie 11(B) de l’Énoncé des pratiques administratives concernant la Loi sur les mesures spéciales d’importation [Énoncé sur la LMSI], en ligne : <https://www.cbsa-asfc.gc.ca/sima-lmsi/ap-pa-fra.html>; OMC, Examen des politiques commerciales, Procès-verbal de la réunion (20 août 2015) – Questions écrites préalables et questions supplémentaires des membres de l’OMC et les réponses du Canada à la p. 8; ministère des Finances, Réponse du gouvernement au rapport sur la Loi sur les mesures spéciales d’importation, [Réponse du gouvernement] en ligne : <https://www.fin.gc.ca/toc/1997/sima-fra.asp>.

[16] Pièce EA-2019-005-20 à la p. 68.

[17] En ligne : <https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/19-adp_01_f.htm>.

[18] Acierco cite la décision rendue par la Cour provinciale de la Nouvelle-Écosse dans R. c. Canchem Inc., [1989] NSJ no 499 [Canchem] et celle rendue par la Cour canadienne de l’impôt dans Paquette c. Ministre du Revenu national, 1989 CarswellNat 475 [Paquette]. Dans l’affaire Canchem, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse avait ordonné à Canchem Inc. de nettoyer un site dans un délai de 30 jours, ce que l’entreprise n’avait pas été en mesure de faire. La Cour a conclu qu’étant donné que le gouvernement avait révoqué le droit de Canchem Inc. de transporter des matières dangereuses, il était impossible pour l’entreprise de respecter l’ordonnance gouvernementale. Par conséquent, le gouvernement ne pouvait pas accuser Canchem Inc. de ne pas avoir respecté l’ordonnance. Dans l’affaire Paquette, la Cour a conclu qu’il était impossible que M. Paquette sache que certaines dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu s’appliqueraient à lui avant qu’il conclue une transaction immobilière, le 3 septembre 1986. Ainsi, il n’avait pas été possible pour M. Paquette de faire des versements le 15 mars et le 30 juin 1986, comme l’exigeait la Loi de l’impôt sur le revenu, et les paiements ne devaient être faits qu’à compter du 30 septembre 1986.

[19] Canadian Tire au par. 80.

[20] Voir, par exemple, Canada (National Revenue) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250 (CanLII), [2014] 2 R.F.C. 557 aux par. 107–108; Digital Canoe Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (22 août 2016), AP-2015-026 (TCCE) au par. 25.

[21] Ferrostaal aux par. 48–61.

[22] Voir les articles 15 et 19 de la LMSI et les articles 11 et 13 du Règlement sur les mesures spéciales d’importation. Dans certaines circonstances, qui sont définies aux alinéas 20(1)a) et b) de la LMSI, les VN peuvent être établies selon le prix ou les coûts de marchandises similaires dans un pays autre que le pays d’exportation.

[23] Comme les VN calculées en fonction du coût de production sont fondées sur les coûts réels attribuables aux marchandises exportées, aucune « comparaison » n’est nécessaire ici.

[24] Canadian Tire au par. 72; Ferrostaal au par. 43.

[25] Voir le paragraphe 2(1) de la LMSI.

[26] Canadian Tire au par. 75.

[27] Rapport sur la Loi sur les mesures spéciales d’importation du Sous-comité de l’examen de la Loi sur les mesures spéciales d’importation du Comité permanent des finances et du Sous-comité sur les différends commerciaux du Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international, Chambre des communes, Ottawa, décembre 1996; en ligne : https://www.noscommunes.ca/Content/archives/committee/352/fore/reports/04_1996-12/chap4-f.html [Réexamen en vertu de la LMSI de 1996].

[28] Ces réexamens d’enquête sont également menés pour mettre à jour les prix à l’exportation et, le cas échéant, les montants de subvention. Voir la pièce EA-2019-005-20 aux p. 67, 69.

[29] Canadian Tire à la note de bas de page 4.

[30] Voir Robertson Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (25 janvier 2016), EA-2014-002 et EA‑2014-003 (TCCE) [Robertson] au par. 46, où le Tribunal a souligné que les réexamens d’enquête ne sont pas prévus par la LMSI.

[31] Canadian Tire au par. 76.

[32] Comme l’a fait remarquer le Parlement dans le cadre de l’Examen de la LMSI de 1996, le volume important des importations qui entrent au Canada et la nécessité d’accélérer les formalités douanières rendent impossible l’examen de chaque transaction au moment de l’importation.

[33] Voir la pièce EA-2019-005-20 aux p. 53, 68, 74.

[34] Voir Canadian Tire au par. 72, où le Tribunal a laissé entendre que l’utilisation de renseignements mis à jour concernant les VN qui reflètent plus exactement les conditions commerciales au moment où elles ont eu lieu était nécessaire pour que l’ASFC exerce son pouvoir discrétionnaire conformément aux dispositions de la LMSI en matière de responsabilité des droits et à son mandat législatif de percevoir des droits antidumping « égaux » à la marge de dumping.

[35] Transcription de l’audience publique aux p. 27–29.

[36] ASFC, Certaines barres d’armature pour béton, Avis de conclusion de réexamen (29 juin 2016) [Avis de 2016] en ligne : <https://www.cbsa-asfc.gc.ca/sima-lmsi/ri-re/ad1403/ad1403-ri16-nc-fra.html>; ASFC, Certaines barres d’armature pour béton, Avis de conclusion de réexamen (1 septembre 2017), en ligne : <https://www.cbsa-asfc.gc.ca/sima-lmsi/ri-re/rb2017/rb2017-nc-fra.html>; ASFC, Certaines barres d’armature pour béton, Avis de conclusion de réexamen (4 mai 2018), en ligne : <https://www.cbsa-asfc.gc.ca/sima-lmsi/ri-re/rb1-22017/rb1-22017-nc-fra.html>; pièce EA-2019-005-20 à la p. 40.

[37] Acierco a fourni comme éléments de preuve de la correspondance avec l’ASFC, en date de 2015, au sujet de changements survenus au sein du marché turc des barres d’armature pour béton ainsi que des échanges entre, Çolakoğlu et l’ASFC ayant eu lieu après le deuxième réexamen dans le but de transmettre, quelques mois après les importations en cause, des données sur le marché turc des barres d’armature pour béton; pièce EA-2019-005-04D (protégée) aux p. 158–173.

[38] Pièce EA-2019-005-20 aux p. 40–41, 44.

[39] Pièce EA-2019-005-51A (protégée) à la p. 4.

[40] Uniboard Surfaces Inc. c. Kronotex Fussboden GmbH & Co. KG, 2006 CAF 398 aux par. 5–8 [Uniboard].

[41] Toyota Tsusho America, Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (27 avril 2011), AP‑2010-063 (TCCE) [Toyota Tsusho] au par. 6. Voir aussi Robertson au par. 12; Canada (Agence des services frontaliers) c. Decolin Inc., 2006 CAF 417 (CanLII) au par. 44.

[42] Toyota Tsusho au par. 8.

[43] Ibid. au par. 9.

[44] Robertson au par. 13.

[45] Ibid.

[46] Voir, par exemple, pièce EA-2019-005-20 aux p. 59–60; Avis de 2016; ASFC, partie 11(B), Énoncé sur la LMSI; Chambre des communes, Sous-comité des finances et Sous-comité des affaires étrangères et du commerce international, Rapport sur la Loi sur les mesures spéciales d’importation (décembre 1996), chapitre IV (Coprésidents : Ron Duhamel et Michel Dupuy), en ligne : <http://www.ourcommons.ca/Content/Archives/Committee/352/sima/reports/01_1996-12/chap4-f.html>; Réponse du gouvernement; pièce EA-2019-005-04B aux p. 26–34.

[47] Pièce EA-2019-005-20 à la p. 68.

[48] Selon Acierco, bien que l’ASFC ait fait une annonce, le 14 juin 2018, concernant son processus de révision des VN, cette annonce ne donnait aucune précision concernant la révision proposée des VN. voir ASFC, “Nouveau processus de révision des valeurs normales” (14 juin 2018), en ligne : <https://www.cbsa-asfc.gc.ca/sima-lmsi/nvrp-prvn-fra.html>.

[49] Acierco a fait remarquer, par exemple, que l’ASFC annonce habituellement la tenue de consultations à l’égard de modifications proposées aux règlements.

[50] Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198 (CanLII), [2008] 1 RCF 385 [Thamotharem] au par. 55.

[51] Voir, par exemple, pièce EA-2019-005-20A (protégée) aux p. 41, 49–56.

[52] Pièce EA-2019-005-20 à la p. 68.

[53] Ibid.

[54] Ibid.

[55] Pièce EA-2019-005-20A (protégée) aux par. 42–43, aux p. 46–53; Transcription de l'audience publique aux p. 23–24.

[56] Thamotharem aux par. 59, 62.

[57] Acierco a fait référence à une décision rendue par la Cour suprême du Canada selon laquelle, si des déclarations à l’égard d’une décision importante sont faites, la procédure à suivre avant de rendre une décision en sens contraire doit être plus rigoureuse. Voir Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 (CanLII) [Agraira] au par. 94.

[58] Agraira au par. 97. Voir aussi Canada (Procureur général) c. Honey Fashions Ltd., 2020 CAF 64 (CanLII) [Honey Fashions] au par. 50.

[59] Ferrostaal au par. 79.

[60] Honey Fashions au par. 38.

[61] Ibid. au par. 39, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov] au par. 131.

[62] Ferrostaal au par. 80.

[63] Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au par. 32.

[64] Shell Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 1998 CanLII 9050 (CF), [1998] 3 CF 233 au par. 27.

[65] Ibid.

[66] Acierco s’est appuyée sur les articles 15 à 23.1 et 30 de la LMSI.

[67] Pour appuyer cette position, Acierco s’est appuyée sur le Memorandum D14-1-2 (pièce EA-2019-005-23 aux p. 20–21), l’article 84 de la LMSI, et l’article 107 de la Loi sur les douanes.

[68] Canchem au par. 24.

[69] Pièce EA-2019-005-23 aux p. 20–21.

[70] Pièce EA-2019-005-51A (protégée) à la p. 4.

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