Appels en matière de douanes et d’accise

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Contenu de la décision

Appel EA-2020-001

Institut canadien de la construction en acier

c.

Président de l’Agence des services frontaliers du Canada

Décision et motifs rendus
le vendredi 25 février 2022

 



EU ÉGARD À un appel entendu le 1er juin 2021, en vertu du paragraphe 61(1.1) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation;

ET EU ÉGARD À une décision rendue par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada, concernant une demande d’une décision sur la portée aux termes de l’article 63 de la Loi sur les mesures spéciales d’importation.

ENTRE

L’INSTITUT CANADIEN DE LA CONSTRUCTION EN ACIER

Appelant

ET

LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

Intimé

DÉCISION

L’appel est rejeté.

Serge Fréchette

Serge Fréchette
Membre présidant

 


 

Lieu de l’audience :

par vidéoconférence

Date de l’audience :

le 1er juin 2021

Membre du Tribunal :

Serge Fréchette, membre présidant

Personnel du Secrétariat du Tribunal :

Zackery Shaver, conseiller juridique
Stephanie Blondeau, agente du greffe

PARTICIPANTS :

Appelant

Conseillers/représentants

Institut canadien de la construction en acier

Benjamin P. Bedard
Paul Conlin
Drew Tyler

 

Intimé

Conseiller/représentant

Président de l’Agence des services frontaliers du Canada

Taylor Andreas

Intimé

Conseillers/représentants

Enerkem Inc.

Jean-Guillaume Shooner
Patrick Girard
Candice Cerone

Veuillez adresser toutes les communications à :

La greffière adjointe
Téléphone : 613-993-3595
Courriel : tcce-citt@tribunal.gc.ca

 


EXPOSÉ DES MOTIFS

INTRODUCTION

[1] Le présent appel, interjeté par l’Institut canadien de la construction en acier (ICCA) en vertu du paragraphe 61(1.1) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation [1] (LMSI), porte sur une décision du président de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) rendue en vertu du paragraphe 66(1) de la LMSI. Dans sa décision sur la portée, l’ASFC a conclu que certains éléments en acier ouvré de construction ou en grosse tôlerie (également appelés unités de traitement préfabriquées spécialisées ou UTPS), destinés à être utilisés dans la production industrielle de méthanol à partir de matières résiduelles recyclables, y compris les résidus de bois (biomasse), les débris de construction, et les plastiques et fibres mélangés, dans l’installation de production de méthanol proposée par Enerkem Inc. (Enerkem) n’étaient pas visés par les conclusions du Tribunal dans EAFI [2] .

[2] La définition du produit employée dans EAFI est la suivante :

éléments de la charpente de bâtiments, de matériels d’exploitation, d’enceintes de confinement, de structures d’accès, de structures de traitement, et de structures pour le transport et la manutention des matériaux, en acier ouvré de construction ou en grosse tôlerie, y compris les poutres d’acier, les colonnes, les pièces de contreventement, les charpentes, les garde-corps, les escaliers, les poutres continues, les galeries et les structures de châssis de transporteurs à courroie, les portiques, les silos, les goulottes, les trémies, les réseaux de gaines, les réservoirs de traitement, les râteliers à tubes et les distributeurs à lattes mécaniques, soit assemblés ou partiellement assemblés en modules, ou non assemblés, devant servir dans : 1. l’extraction, le transport et le traitement du pétrole et du gaz; 2. l’industrie minière (extraction, transport, stockage et traitement); 3. les centrales électriques industrielles; 4. les usines pétrochimiques; 5. les cimenteries; 6. les usines d’engrais; et 7. les fonderies de métaux industriels; à l’exclusion des pylônes électriques, des produits d’acier laminé non travaillés, des poutres d’acier non travaillées, des chevalets de pompage, des structures pour la production d’énergie solaire, éolienne et marémotrice, des centrales électriques dont la capacité nominale est inférieure à 100 MW, des marchandises classées comme « constructions préfabriquées » sous le code SH 9406.00.90.30, de l’acier de construction utilisé dans des unités industrielles autres que celles décrites ci-dessus; et des produits assujettis aux ordonnances ou aux conclusions dans Certaines pièces d’attache (RR-2014-001), Certains tubes structuraux (RR-2013-001), Certaines tôles d’acier laminées à chaud (III) (RR-2012-001), Certaines tôles d’acier au carbone (VII) (NQ-2013-005) et Certains caillebotis en acier (NQ-2010-002) [3] .

[Nos italiques]

[3] L’appel porte sur la question de savoir si les marchandises en cause, décrites ci-dessous, sont destinées à être utilisées dans des structures pour « usines pétrochimiques », qui correspondent à l’une des sept utilisations décrites dans la définition du produit dans EAFI. Les parties ne contestent pas le fait que les UTPS en cause seraient visées par les conclusions dans EAFI si elles étaient destinées à l’une des utilisations décrites dans la définition du produit.

[4] Par conséquent, la seule question dont le Tribunal est saisi dans le présent appel concerne le sens de l’expression « usines pétrochimiques » dans le contexte des conclusions dans EAFI et, donc, la question de savoir si les marchandises en cause sont destinées à être utilisées dans des structures pour des usines pétrochimiques.

HISTORIQUE DE LA PROCÉDURE

[5] Le 20 décembre 2019, l’ASFC a reçu d’Enerkem une demande de décision sur la portée, en vertu de l’article 63 de la LMSI. La demande d’Enerkem portait sur la question de savoir si les marchandises en cause étaient assujetties aux conclusions du Tribunal dans EAFI.

[6] Le 17 janvier 2020, l’ASFC a ouvert une procédure sur la portée. L’appelant, l’ICCA, a participé à la procédure sur la portée et a présenté des observations aux étapes pertinentes de la procédure. L’ICCA représentait les intérêts des producteurs nationaux d’unités de traitement préfabriquées spécialisées. Il a soutenu que l’usine de méthanol proposée d’Enerkem relevait de la description d’« usines pétrochimiques » et qu’elle devrait donc être visée par les conclusions du Tribunal dans EAFI.

[7] Le 14 août 2020, l’ASFC a publié un avis de conclusion des procédures sur la portée et un énoncé des motifs [4] . Conformément au paragraphe 66(1) de la LMSI, l’ASFC a conclu que les composants usinés industriels en acier qu’Enerkem proposait d’importer n’étaient pas assujettis aux conclusions du Tribunal dans EAFI.

[8] Le 8 janvier 2021, l’ICCA a interjeté appel de la décision sur la portée auprès du Tribunal, conformément au paragraphe 61(1.1) de la LMSI.

[9] L’ASFC a déposé son mémoire de l’intimé le 9 mars 2021.

[10] Le 18 mars 2021, Enerkem a demandé au Tribunal de lui accorder l’autorisation d’intervenir dans la décision sur la portée. L’ASFC a donné son consentement à la demande d’intervention, mais l’ICCA s’y est opposé. Le 7 avril 2021, le Tribunal a accordé à Enerkem l’autorisation de participer à la procédure, limitant cette participation à la présentation d’un exposé final oral à l’audience.

[11] Le 1er juin 2021, le Tribunal a tenu une audience par vidéoconférence. L’audience comprenait les plaidoiries de l’ICCA, de l’ASFC et d’Enerkem, fondés sur le dossier écrit tel qu’il a été présenté.

MARCHANDISES EN CAUSE

[12] Les marchandises en cause dans le présent appel sont environ 107 UTPS qu’Enerkem propose d’importer, devant servir à la construction d’une usine de biométhanol située à Montréal, au Québec. L’usine convertira des matières résiduelles non recyclables comme l’écorce de bois, du bois de construction et de démolition, et des plastiques et fibres mélangés en méthanol liquide. Il est prévu que les marchandises en cause soient originaires ou exportées de la République populaire de Chine, de la République de Corée ou du Royaume d’Espagne.

QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

Le témoin expert

[13] Le 8 janvier 2021, l’ICCA a proposé de faire reconnaître M. Steven Bryant comme témoin expert quant à la signification de l’expression « produit pétrochimique » [5] . M. Bryant est professeur au Département de génie chimique et pétrolier de l’Université de Calgary et titulaire de la Chaire d’excellence en recherche du Canada sur le génie des matériaux liés aux réservoirs de pétrole non classique [6] .

[14] À l’audience, l’ASFC a consenti à reconnaître M. Bryant comme témoin expert [7] . L’ASFC a toutefois ajouté qu’elle ne considérait pas que les éléments de preuve présentés par M. Bryant étaient pertinents en l’espèce. Citant les décisions de la Cour d’appel fédérale dans Fluor [8] et MAAX Bath [9] , le conseiller de l’ASFC a laissé entendre que « l’examen plus approfondi de la signification des mots ne peut être justifié que s’il y a ambiguïté » [traduction] au sujet des marchandises décrites dans une ordonnance ou des conclusions du Tribunal [10] . Comme l’ASFC n’a pas jugé le terme ambigu, elle a suggéré que les conclusions soient maintenues telles quelles.

[15] Les qualifications, l’indépendance et l’impartialité de M. Bryant n’ont pas été contestées par les parties adverses. Après examen des titres de compétence et de l’affidavit de M. Bryant, le Tribunal l’a reconnu comme témoin expert et a accordé à son témoignage le poids qu’il mérite.

Prise en compte de nouveaux éléments de preuve

[16] Au début des plaidoiries, il n’était pas clair si l’ASFC avait laissé entendre que le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’examiner les éléments de preuve présentés par l’ICCA sous la forme du témoignage d’expert de M. Bryant. Il n’était pas non plus clair si l’ASFC a soutenu que le Tribunal était limité quant à l’examen de nouveaux éléments de preuve.

[17] Le conseiller de l’ASFC a par la suite précisé que ce n’était pas le cas et qu’il reconnaissait que le Tribunal avait le pouvoir d’examiner de nouveaux éléments de preuve. Il a déclaré que son argument en l’espèce portait sur le fait que le Tribunal n’était pas tenu d’examiner le témoignage de M. Bryant, car il n’y avait aucune ambiguïté quant à la définition du produit.

[18] Bien qu’il ne soit plus tenu de se prononcer sur cette question, le Tribunal confirmera néanmoins qu’il est d’avis que sa capacité d’examiner de nouveaux éléments de preuve dans le contexte d’un appel en vertu du paragraphe 61(1.1) de la LMSI est établie et conforme, par analogie, aux décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale dans Toyota Tsusho I et Toyota Tsusho II [11] et à la décision du Tribunal dans Robertson Inc [12] .

[19] La décision du Tribunal de tenir compte ou non du témoignage de M. Bryant en l’espèce, et dans quelle mesure, sera précisée dans l’analyse qui suit.

CADRE LÉGISLATIF

[20] Le paragraphe 2(1) de la LMSI définit une « décision sur la portée » comme une décision du président de l’ASFC en vertu du paragraphe 66(1) qui détermine si les marchandises sont assujetties à un décret du gouverneur en conseil imposant des droits compensateurs, à une ordonnance ou à des conclusions du Tribunal, ou à un engagement visant des marchandises sous-évaluées ou subventionnées à l’égard duquel une enquête a été suspendue en vertu du sous-alinéa 50a)(iii). La décision sur la portée en question concerne la subjectivité des marchandises par rapport à des conclusions du Tribunal.

[21] Les décisions sur la portée sont précisées aux articles 63 à 70 de la LMSI.

[22] Le paragraphe 66(6) de la LMSI prévoit que « [p]our rendre sa décision, [le président] tient compte des facteurs prévus par règlement et de tout autre facteur qu’il estime pertinent ».

[23] L’article 54.6 du Règlement sur les mesures spéciales d’importation [13] prescrit les facteurs qui peuvent être pris en compte dans les procédures sur la portée. Lorsqu’on examine la question de savoir si les marchandises en cause ont la même description que les marchandises auxquelles s’applique une ordonnance ou des conclusions du Tribunal, les facteurs suivants figurent parmi ceux prescrits : la description du produit visée par l’ordonnance ou les conclusions, les motifs de l’ordonnance ou des conclusions du Tribunal, les caractéristiques physiques des marchandises, leurs spécifications techniques, leurs circuits de distribution et leurs usages.

[24] Le paragraphe 61(1.1) de la LMSI prévoit un droit d’appel devant le Tribunal au sujet des décisions sur la portée rendues par l’ASFC. En ce qui concerne la compétence du Tribunal de rendre des ordonnances ou des conclusions, le paragraphe 61(3) prévoit ce qui suit :

Le Tribunal, saisi d’un appel en vertu des paragraphes (1) ou (1.1), peut rendre les ordonnances ou conclusions indiquées en l’espèce et, notamment, déclarer soit quels droits sont payables, soit qu’aucun droit n’est payable sur les marchandises visées par l’appel. Les ordonnances, conclusions et déclarations du Tribunal sont définitives, sauf recours prévu à l’article 62.

POSITIONS DES PARTIES

[25] La question clé dans le présent appel est de savoir si l’expression « usines pétrochimiques » englobe la production de produits chimiques, à savoir le méthanol, dérivés de sources autres que les combustibles fossiles, comme le pétrole ou le gaz naturel.

Position de l’ICCA

[26] En ce qui concerne l’expression « usines pétrochimiques », l’ICCA fait valoir que l’expression est sans ambiguïté et que les mots « doivent être interprétés en fonction de leur sens ordinaire et du contexte dans lequel ils figurent [14] » [traduction]. L’ICCA soutient que le fait de renvoyer à une utilisation plus moderne et plus contemporaine de l’expression « produit pétrochimique » donnerait un résultat différent à l’interprétation adoptée par l’ASFC, qui faisait référence à des définitions de manuels datant de plus de 30 ans [15] . Conformément à l’usage contemporain, l’ICCA suggère également que l’expression « usines pétrochimiques », dans le contexte examiné, se réfère à la structure plutôt qu’à l’objet de l’usine. Par conséquent, la source de la charge d’alimentation utilisée pour fabriquer le méthanol ne devrait pas être déterminante de la question de savoir si les UTPS utilisées pour le construire correspondent ou non à la définition du produit.

[27] L’ICCA définit le méthanol comme faisant partie de la « famille de produits chimiques » [traduction], soit la « pétrochimie » [traduction], étant donné que le gaz de synthèse utilisé pour produire du méthanol est généralement dérivé du gaz naturel [16] . Ce gaz de synthèse est utilisé pour produire du méthanol par un procédé de conversion qui utilise la chaleur et un catalyseur [17] . Dans cet argument, le fait que le gaz de synthèse puisse être produit à partir d’autres sources, comme les déchets animaux ou résiduels, ne change pas l’argument de base selon lequel le méthanol appartient à la famille des produits pétrochimiques [18] .

[28] Décrivant la « famille de produits chimiques » [19] qui constituent les « produits pétrochimiques », l’ICCA fait valoir que les produits chimiques suivants, entre autres, sont actuellement considérés comme des « produits pétrochimiques » dans l’industrie chimique, indépendamment de leur charge d’alimentation :

1) l’éthylène, le propylène et le butadiène (utilisés pour la fabrication des plastiques et du caoutchouc synthétique);

2) le benzène (utilisé pour la fabrication des polymères, des résines et des plastiques);

3) le méthane et l’éthane (utilisés pour la fabrication des plastiques en polyéthylène);

4) le butane et le propane (utilisés comme carburant);

5) le formaldéhyde et le méthanol [20] .

[29] De plus, l’ICCA fait valoir que la présente affaire est analogue aux conclusions du Tribunal dans Toyota Tsusho III, où ce dernier a conclu que l’expression « acier au carbone » était sans ambiguïté tout en acceptant des témoignages d’experts sur la question de savoir si les tôles d’acier à teneur inhabituelle en bore pouvaient être considérées comme de l’acier au carbone. De la même façon, l’ICCA soutient que le témoignage d’expert de M. Bryant doit être pris en considération pour déterminer si le méthanol est considéré comme un produit pétrochimique lorsqu’il est produit sans l’utilisation de pétrole ou de gaz naturel [21] .

[30] Selon l’affidavit de M. Bryant, de nombreux produits pétrochimiques peuvent être dérivés à l’aide de méthodes qui ne font pas usage du pétrole ou du gaz naturel (comme le charbon ou les schistes bitumineux) et, à l’inverse, de nombreux « gaz industriels » [traduction] dérivés principalement du pétrole et du gaz naturel, comme le dioxyde de carbone, l’hélium et l’hydrogène, ne sont généralement pas considérés comme des produits pétrochimiques [22] . L’ICCA a également soumis l’extrait suivant du Handbook of Petrochemical Processes de 2019 pour étayer son affirmation concernant l’acceptation par l’industrie chimique du sens de l’expression « produit pétrochimique » :

« Dans le contexte industriel moderne, le terme “produits pétrochimiques” est souvent employé de façon élargie pour comprendre les produits chimiques produits à partir d’autres combustibles fossiles comme le charbon ou le gaz naturel, les schistes bitumineux et les ressources renouvelables, comme du maïs ou de la canne à sucre ainsi que d’autres formes de biomasse [23] . »

[Traduction]

[31] En outre, l’ICCA se réfère à deux pages Web de Ferrostaal Metals GmbH et US Methanol LLC, qui sont des producteurs de méthanol, pour étayer son argument selon lequel le méthanol est considéré comme un produit chimique dans l’« industrie pétrochimique [24] » [traduction].

[32] À titre d’argument subsidiaire, l’ICCA laisse entendre également que le projet d’Enerkem devrait relever de la portée des « usines pétrochimiques » parce que de telles conclusions confirmeraient les objectifs plus vastes de la LMSI et les conclusions tirées dans EAFI. L’ICCA laisse entendre qu’étant donné que l’expression « usines pétrochimiques » « s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large » [25] conformément à la Loi d’interprétation [26] et selon la jurisprudence [27] en la matière, le Tribunal devrait examiner « ce qu’il est raisonnable de croire que les parties, en employant ces mots compte tenu du contexte pertinent, ont voulu exprimer [28] ».

[33] L’ICCA désigne trois « sections » pertinentes de la définition du produit, la première décrivant les éléments en acier de construction ou en grosse tôlerie, la deuxième désignant les installations industrielles auxquelles la description s’applique et la troisième représentant les exclusions applicables [29] . Par la suite, l’ICCA compare le grand nombre d’utilisations potentielles des éléments en acier de construction ou en grosse tôlerie à celles des grands secteurs industriels auxquels s’applique l’ordonnance dans EAFI et, enfin, aux cas très précis où une exclusion s’applique.

[34] Appliquant ce cadre aux « usines pétrochimiques », l’ICCA fait valoir que l’expression désigne les installations de production chimique industrielle qui produisent des produits chimiques communément appelés « produits pétrochimiques » et que l’« expression “usines pétrochimiques” n’est pas destinée à être utilisée comme terme technique pour différencier les installations chimiques en fonction des charges d’alimentation [30] » [traduction]. Étant donné que la structure de l’usine de méthanol a la même apparence physique, la même utilisation et les mêmes caractéristiques que les UTPS utilisées dans d’autres usines chimiques produisant du méthanol, il s’ensuit que les utilisations proposées d’UTPS par l’usine d’Enerkem devraient être visées par la définition du produit [31] .

Position de l’ASFC

[35] L’ASFC fait valoir que, outre l’enlèvement de deux pays d’origine visés, la définition du produit incluse dans sa décision provisoire a été adoptée aux fins des conclusions du Tribunal dans EAFI, sans que l’on ait précisé davantage l’expression « usines pétrochimiques [32] ». Étant donné qu’il n’y a eu aucune autre discussion dans le contexte de l’exposé des motifs du Tribunal à l’égard de cette disposition, l’ASFC s’est appuyée sur l’analyse contenue dans sa décision provisoire, selon laquelle une « usine pétrochimique » devait être alimentée par du pétrole ou du gaz naturel [33] .

[36] Citant la décision de la Cour d’appel fédérale dans Fluor, l’ASFC soutient que, bien qu’il existe une certaine « division du travail » [traduction] entre l’enquête de l’ASFC sur une affaire et le mandat d’enquête du Tribunal, une ligne directe peut être tracée entre la plainte initiale examinée par l’ASFC et la décision finale du Tribunal [34] .

[37] Selon l’ASFC, le dossier de la procédure de plainte contenait un contexte suffisant pour que l’on comprenne le sens prévu de l’expression « usines pétrochimiques » et que, à moins de conclure que le terme est ambigu, il ne devrait pas être nécessaire de recourir à des renseignements autres que ceux contenus au dossier. Bon nombre des éléments de la décision provisoire de l’ASFC ont été grandement influencés par la plainte concernant le dumping et le subventionnement des composants usinés industriels en acier, qui a constitué le fondement en fonction duquel l’ASFC a ouvert ses enquêtes sur les marchandises en cause. La plainte a été déposée par deux membres de l’ICCA et ce dernier a envoyé sa propre lettre à l’appui de la plainte. Par conséquent, l’ASFC laisse entendre que sa décision sur la portée a utilisé une définition contextuelle d’« usines pétrochimiques » et soutient que le présent appel de la décision sur la portée équivaut à une tentative d’élargir la définition du produit contenue dans EAFI [35] .

[38] Afin de compléter son argumentation, l’ASFC a repris la plainte dans le cadre de l’enquête sur le dumping et le subventionnement, où l’ICCA a reconnu que, aux fins de la plainte, les « marchandises similaires » ne comprenaient que les marchandises qui se trouvaient dans les sept « utilisations finales » figurant dans la définition du produit, même si les marchandises partageaient plusieurs des mêmes caractéristiques des UTPS utilisées dans d’autres applications [36] .

[39] Plus précisément, la plainte a désigné les « usines pétrochimiques » de la façon suivante :

Dans les usines pétrochimiques, les CUIA sont les structures d’acier ainsi que les tôles destinées au traitement des produits chimiques et autres dérivés du pétrole et du gaz naturel : plastiques, kérosène, propane, etc. [37] .

[40] L’ASFC fait valoir que cette définition initiale ou description des « usines pétrochimiques » est demeurée constante tout au long de la procédure et a été appuyée par des éléments de preuve selon lesquels les UTPS importées qui sont utilisées dans les usines pétrochimiques avaient causé et menacé de causer un dommage important à la branche de production nationale. Pour autant que l’ASFC sache, aucun des éléments de preuve présentés ne laissait entendre que l’importation d’UTPS du type utilisé dans les installations d’Enerkem constituait une menace actuelle ou future pour la branche de production nationale [38] . Par conséquent, l’ASFC soutient que l’usine proposée par Enerkem n’est pas visée par la définition du produit.

Position d’Enerkem

[41] Bien que la participation d’Enerkem au présent appel de la décision sur la portée ait été limitée en raison de sa demande tardive d’intervention dans l’affaire, sa demande de réexamen de la portée [39] , sa correspondance avec le Tribunal [40] et sa plaidoirie [41] fournissent tous un contexte quant à la raison pour laquelle elle estime que les UTPS qu’elle prévoit utiliser dans son usine de méthanol proposée ne devraient pas être considérées comme relevant de la portée.

[42] Dans sa plaidoirie, Enerkem a appuyé les positions et les observations de l’ASFC au dossier relativement aux UTPS qui ne relevaient pas de la portée des conclusions du Tribunal [42] .

[43] D’abord, pour ce qui est de son propre argument, Enerkem a souligné que le contexte dans lequel les « usines pétrochimiques » ont été énumérées portait sur les préoccupations que les UTPS soient sous-évaluées dans le secteur pétrolier et gazier du Canada à la suite de l’effondrement des prix du pétrole et du gaz, ce qui a entraîné des retards et des annulations de nouveaux projets pétroliers et gaziers dans le monde entier [43] .

[44] Deuxièmement, Enerkem a laissé entendre que, bien que la chimie du méthanol puisse être la même, il était possible de dater le méthanol au carbone 14, rendant possible la différenciation [44] . Enerkem pourrait également certifier son produit comme combustible renouvelable, ce qui lui conférerait des avantages commerciaux et réglementaires en matière de méthanol par rapport au méthanol produit à partir du pétrole ou du gaz naturel [45] .

ANALYSE

[45] Le Tribunal convient avec les parties que la seule question soulevée dans le présent appel est de savoir si les marchandises en cause doivent être utilisées dans une « usine pétrochimique » et, par conséquent, assujetties aux conclusions dans EAFI [46] . Plus précisément, le Tribunal doit déterminer si l’expression « usines pétrochimiques » englobe la production de produits chimiques, à savoir le méthanol, dérivés de sources autres que les combustibles fossiles, comme le pétrole ou le gaz naturel.

[46] Le libellé d’une définition du produit est lui-même déterminant; toutefois, les éléments pertinents du dossier, habituellement tirés de l’énoncé des motifs, peuvent fournir des conseils pour l’interpréter. Cependant, le Tribunal ne peut modifier la portée de conclusions, soit en la réduisant ou en l’élargissant [47] .

[47] Qu’il s’agisse du sens ordinaire ou contextuel de l’expression « usines pétrochimiques » telle qu’elle apparaît dans la définition du produit dans EAFI, un point de départ utile reste une analyse textuelle du terme [48] . Le Tribunal a utilisé les définitions de dictionnaire suivantes et les considère comme pertinentes à son analyse.

[48] Selon le Concise Oxford Dictionary, la définition ordinaire de l’expression « petrochemical » (produit pétrochimique) est « a substance industrially obtained from petroleum or natural gas [49] » (une substance obtenue de façon industrielle à partir du pétrole ou du gaz naturel). Le Merriam-Webster Dictionary définit « petrochemical » (produit pétrochimique) comme « a chemical isolated or derived from petroleum or natural gas [50] » (un produit chimique isolé ou dérivé du pétrole ou du gaz naturel). Lorsqu’il est utilisé comme adjectif, le terme « petrochemical » (pétrochimique) désigne « relating or denoting substances obtained by the refining and processing of petroleum or natural gas [51] » (relatif à ou désignant des substances obtenues par le raffinage et le traitement du pétrole ou du gaz naturel).

[49] Ces définitions établissent clairement le lien entre le produit chimique obtenu et le type de charge d’alimentation utilisée dans sa production. Dans le présent appel, il n’est pas contesté que le produit de l’usine sera le méthanol, un produit chimique [52] . Il n’est pas non plus contesté que le méthanol en question sera produit à partir de charges d’alimentation autres que le pétrole ou le gaz naturel. Dans ce cas particulier, le méthanol doit être produit à partir de gaz de synthèse convertis à partir de matières résiduelles non recyclables comme l’écorce de bois, du bois de construction et de démolition, des plastiques et fibres mélangés, ainsi que les rejets de centres de tri [53] .

[50] Étant donné que le méthanol ne sera pas obtenu à partir du pétrole ou du gaz naturel ou isolé ou dérivé de celui-ci, il ne constituerait pas un « produit pétrochimique » au sens du terme indiqué dans les définitions de dictionnaire communes susmentionnées.

[51] Il est aussi évident, d’après la déclaration de M. Bryant, que dans les installations industrielles modernes, le méthanol peut être produit à partir de matières autres que le pétrole et le gaz naturel, y compris les déchets résiduels et d’autres matières renouvelables [54] . Cela n’est pas contesté. De plus, le Tribunal prend acte du témoignage de M. Bryant selon lequel le méthanol produit à partir de n’importe quelle source est identique sur le plan chimique et pourrait être utilisé à n’importe quelle fin nécessitant ce produit chimique [55] . Le Tribunal reconnaît également l’évaluation de M. Bryant selon laquelle le choix de la charge d’alimentation peut influer sur les considérations de commercialisation pour la vente de méthanol [56] , même s’il n’avait pas nécessairement d’effet sur les propriétés physiques du produit chimique lui-même [57] .

[52] De l’avis du Tribunal, les éléments de preuve présentés par l’ICCA selon lesquels les « produits pétrochimiques » sont « souvent employé[s] de façon élargie [58]  » [traduction, nos italiques] pour inclure les produits chimiques obtenus à partir de matières autres que les combustibles fossiles, comme les sources de rechange et renouvelables, ne confirment pas que c’est la compréhension générale ou même prédominante du terme. Il suggère plutôt que l’expression « produit pétrochimique » est aussi souvent interprétée de manière plus restrictive et qu’elle n’inclue pas les sources d’énergie renouvelables.

[53] Contrairement à l’argument de l’ICCA selon lequel une interprétation plus large et plus généreuse de l’expression « produit pétrochimique » est justifiée selon les principes d’interprétation des lois et des contrats [59] , le Tribunal conclut qu’il n’est pas clair que la description du produit doive être interprétée de façon aussi libérale. L’ASFC a compétence en vertu du sous-alinéa 38(1)a)(ii) de la LMSI pour « précis[er] les marchandises visées par la décision ». À partir de cette détermination préliminaire des marchandises, la portée ultime de la description du produit précisée dans les conclusions du Tribunal en vertu du paragraphe 43(1) ne peut être réduite que si les pays, les exportateurs ou certains produits peuvent être exclus. Toutefois, la portée de la description du produit ne peut être élargie. C’est le contexte de l’exercice d’interprétation en l’espèce.

[54] Compte tenu des éléments de preuve et des arguments présentés par les parties [60] , il est évident que l’expression « usines pétrochimiques » telle qu’elle a été utilisée dans la définition du produit dans EAFI a été utilisée consciemment et en tenant compte des charges d’alimentation utilisées, à savoir le pétrole et le gaz naturel. Tel était le sens donné à cette expression dans la plainte initiale et c’est la façon dont elle semblait être interprétée au cours de l’enquête sur la plainte de dumping et de subventionnement.

[55] Après avoir examiné les observations et les éléments de preuve présentés par l’ICCA comme indiqué ci-dessus, le Tribunal conclut que l’expression « usines pétrochimiques » utilisée dans les conclusions dans EAFI ne renvoie pas à une usine qui produit du méthanol à partir de matières résiduelles recyclables de la description énoncée dans la proposition d’Enerkem. Par conséquent, le Tribunal conclut que les marchandises en cause qui doivent être importées pour être utilisées dans l’usine d’Enerkem ne sont pas visées par les conclusions dans EAFI.

[56] Par conséquent, le Tribunal rejette l’appel de l’ICCA.

Serge Fréchette

Serge Fréchette
Membre présidant

 



[1] L.R.C. (1985), c. S -15.

[2] Certains éléments d’acier de fabrication industrielle (25 mai 2017), NQ-2016-004 (TCCE) [EAFI]. Comme modifié dans NQ-2016-004R.

[3] Au par. 28.

[4] Décision sur la portée – Certains composants usinés industriels en acier (14 août 2020), FISC 2020 SP (ASFC).

[5] Pièce EA-2020-001-03A à la p. 77.

[6] Ibid.

[7] Transcription de l’audience publique à la p. 34.

[8] Fluor Canada Ltd. c. Supreme Group LP (28 février 2020), 2020 CAF 58 [Fluor] au par. 14.

[9] MAAX Bath inc. c. Almag Aluminum Inc. (24 février 2010), 2010 CAF 62 [MAAX Bath] au par. 35.

[10] Transcription de l’audience publique à la p. 35.

[11] Toyota Tsusho America Inc. c. Canada (Agence des services frontaliers) (22 janvier 2010), 2010 CF 78 [Toyota Tsusho I] au par. 24; Toyota Tsusho America Inc. c. Canada (Agence des services frontaliers) (12 octobre 2010), 2010 CAF 262 [Toyota Tsusho II] au par. 3; voir aussi Toyota Tsusho America, Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (18 novembre 2011), AP-2010-063 (TCCE) [Toyota Tsusho III] aux par. 25–29.

[12] Robertson Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (25 janvier 2016), EA-2014-003 (TCCE) [Robertson Inc.] au par. 12.

[13] DORS/84-927.

[14] Transcription de l’audience publique à la p. 17.

[15] Pièce EA-2020-001-03A aux par. 46–50.

[16] Ibid. à la p. 81.

[17] Ibid. aux p. 71–72, 81. En d’autres termes, le méthane (CH4), que l’on trouve dans le gaz naturel, est transformé par l’addition de vapeur et de chaleur au gaz de synthèse, qui se compose de molécules d’hydrogène (H2) et de monoxyde de carbone (CO). Ce gaz de synthèse est ensuite converti en méthanol (CO+2H2 → CH3OH).

[18] Ibid. aux p. 139–140.

[19] Ibid. à la p. 78.

[20] Ibid. au par. 43.

[21] Transcription de l’audience publique à la p. 18.

[22] Pièce EA-2020-001-03A aux p. 79–80.

[23] Transcription de l’audience publique à la p. 27.

[24] Pièce EA-2020-001-03A au par. 46.

[25] Ibid. à la p. 28.

[26] L.R.C. (1985), ch. I-21.

[27] Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27 [Rizzo & Rizzo Shoes] à la p. 41, citant Elmer Driedger, Construction of Statutes (2e édition 1983) [en anglais seulement] à la p. 87; Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., [2014] 2 RCS 633, 2014 CSC 53 [Sattva Capital] aux par. 46–48.

[28] Sattva Capital au par. 48, citant Investors Compensation Scheme Ltd. c. West Bromwich Building Society, [1998] 1 All ER 98 (HL) [Investors Compensation Scheme] à la p. 115.

[29] Investors Compensation Scheme aux par. 91–100.

[30] Pièce EA-2020-001-03A au par. 101.

[31] Ibid. au par. 106.

[32] Ibid. aux par. 24–27; Transcription de l’audience publique à la p. 37.

[33] Pièce A-2020-001-05 aux par. 30–31.

[34] Transcription de l’audience publique à la p. 37.

[35] Ibid. aux p. 37–38.

[36] Pièce EA-2020-001-05 aux p. 250–251.

[37] Ibid. à la p. 251.

[38] Ibid. à la p. 246.

[39] Pièce EA-2020-001-03A à la p. 67.

[40] Pièce EA-2020-001-08; Pièce EA-2020-001-12.

[41] Transcription de l’audience publique aux p. 55–64.

[42] Ibid. aux p. 55–56.

[43] Ibid. aux p. 57–58.

[44] Ibid. à la p. 60.

[45] Ibid.

[46] Ibid. à la p. 7; Pièce EA-2020-001-05 aux par. 7–9.

[47] Robertson Inc. au par. 21.

[48] Aucune des parties n’a présenté d’observations sur la question de savoir si les marchandises en cause étaient destinées à être utilisées dans une « usine » aux fins de la définition. Par conséquent, le Tribunal ne croit pas qu’il est nécessaire d’examiner le sens de ce mot.

[49] 10e édition, sous « petrochemical ».

[50] En ligne, « petrochemical », consulté le 10 septembre 2021.

[51] The Concise Oxford Dictionary, 10e édition, sous « petrochemical ».

[52] Pièce EA-2020-001-03A à la p. 81.

[53] Ibid. à la p. 69.

[54] Ibid. à la p. 81.

[55] Ibid. aux p. 79–80.

[56] Il convient de noter qu’il peut également y avoir des raisons économiques, réglementaires et environnementales pour lesquelles la charge d’alimentation d’un produit chimique donné est préférée à une autre, bien que cela n’ait pas fait l’objet de longues discussions au cours de la procédure.

[57] À l’aide de l’exemple de papier ou de papiers-mouchoirs faits à partir de pâte de bois vierge plutôt que de papier recyclé, M. Bryant a laissé entendre que les propriétés et les performances des produits peuvent être identiques, mais que les consommateurs peuvent exprimer une préférence pour l’un par rapport à l’autre pour diverses raisons; pièce EA-2020-001-03A, à la p. 80.

[58] Pièce EA-2020-001-03A à la p. 17.

[59] Rizzo & Rizzo Shoes; Villani c. Canada (Procureur général), [2002] 1 CF 130; Yellow Cab Co. Ltd. c. Canada (Ministre du revenu national), 2002 CAF 294 (CanLII); Bartsch c. La Reine, 2001 CanLII 449 (CCI).

[60] Le Tribunal prend note des éléments de preuve et des arguments inclus dans les exposés des parties, ainsi que des plaidoiries présentées par les parties le 1er juin 2021.

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