Enquêtes sur les marchés publics

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Dossier no PR-2019-054 et PR‑2019-055

Newland Canada Corporation

c.

Ministère de la Défense nationale

Décision et motifs rendus
le mercredi 29 avril 2020

 



EU ÉGARD À une plainte déposée par Newland Canada Corporation aux termes du paragraphe 30.11(1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985), ch. 47 (4e suppl.);

ET À LA SUITE D’une décision d’enquêter sur la plainte aux termes du paragraphe 30.13(1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur.

ENTRE

NEWLAND CANADA CORPORATION

Partie plaignante

ET

LE MINISTÈRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

Institution fédérale

DÉCISION

Aux termes du paragraphe 30.14(2) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, le Tribunal canadien du commerce extérieur détermine que les plaintes sont fondées.

Aux termes des paragraphes 30.15(2) et (3) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, le Tribunal canadien du commerce extérieur recommande, à titre de mesure corrective, que le ministère de la Défense nationale indemnise Newland Canada Corporation pour les profits qu’elle n’a pu percevoir en n’obtenant pas les contrats en cause. Le Tribunal canadien du commerce extérieur recommande que Newland Canada Corporation et le ministère de la Défense nationale négocient le montant de l’indemnité en fonction du prix total proposé par Newland Canada Corporation en réponse aux invitations W6775‑20‑0054 et W6775‑20‑0055, et qu’ils informent le Tribunal canadien du commerce extérieur du résultat de la négociation dans les 60 jours suivant la date de la présente décision.

Si les parties sont incapables de s’entendre sur le montant de l’indemnité, Newland Canada Corporation déposera auprès du Tribunal canadien du commerce extérieur, dans les 70 jours suivant la date de la présente décision, des observations sur la question de l’indemnité. Le ministère de la Défense nationale disposera par la suite de sept jours ouvrables après réception des observations de Newland Canada Corporation pour déposer des observations en réponse. Newland Canada Corporation disposera par la suite de cinq jours ouvrables après réception des observations en réponse du ministère de la Défense nationale pour déposer des observations supplémentaires. Les parties doivent communiquer simultanément leurs observations au Tribunal canadien du commerce extérieur et à l’autre partie. Il relève de la compétence du Tribunal de fixer le montant définitif de l’indemnité.

Chaque partie assumera ses frais.

Jean Bédard

Jean Bédard, c.r.

Membre présidant

 


 

Membre du Tribunal :

Jean Bédard, c.r., membre présidant

Personnel de soutien :

Alain Xatruch, conseiller juridique principal
Zachery Shaver, conseiller juridique

Partie plaignante :

Newland Canada Corporation

Institution fédérale :

ministère de la Défense nationale

Conseillers juridiques de l’institution fédérale :

Roy Chamoun
Nicholas Howard
Benjamin Hiemstra

Partie intervenante :

Military Travel Inc.

Veuillez adresser toutes les communications au :

Greffier
Secrétariat du Tribunal canadien du commerce extérieur
15e étage
333, avenue Laurier Ouest
Ottawa (Ontario)  K1A 0G7

Téléphone : 613-993-3595
Télécopieur : 613-990-2439
Courriel : tcce-citt@tribunal.gc.ca

 


EXPOSÉ DES MOTIFS

RÉSUMÉ DE LA PLAINTE

[1]  Newland Canada Corporation (Newland) a déposé deux plaintes auprès du Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal) aux termes du paragraphe 30.11(1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur [1] à l’égard de deux demandes de propositions – les invitations à soumissionner nos W6775‑20‑0054 et W6775‑20‑0055 – émises par le ministère de la Défense nationale (MDN) pour la fourniture de services d’hébergement hôtelier à Cologne, en Allemagne, en vue d’héberger les membres des Forces armées canadiennes (FAC) effectuant une décompression dans un lieu tiers avant de rentrer au Canada après avoir participé à des opérations au Moyen‑Orient.

[2]  Newland allègue qu’elle aurait dû se voir attribuer les contrats, puisque les soumissions qu’elle a présentées étaient conformes et proposaient le prix le plus bas. Elle allègue aussi que les services d’hébergement hôtelier offerts par Military Travel Inc. (MTI), l’entreprise ayant obtenu les deux contrats, ne respectaient pas les critères de localisation énoncés dans les demandes de propositions et que les soumissions de MTI étaient par conséquent non conformes. À titre de mesure corrective, Newland demande que les contrats lui soient adjugés.

[3]  Après avoir déterminé que les conditions énoncées au paragraphe 7(1) du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics [2] avaient été remplies, le Tribunal a décidé, aux termes du paragraphe 30.13(1) de la Loi sur le TCCE, d’enquêter sur les plaintes.

[4]  Le Tribunal a mené une enquête sur le bien‑fondé des plaintes, comme l’exigent les articles 30.14 et 30.15 de la Loi sur le TCCE. Pour les motifs qui suivent, le Tribunal conclut que les plaintes sont fondées.

PROCÉDURE DE PASSATION DU MARCHÉ PUBLIC

[5]  Le 17 janvier 2020, le MDN a émis la première demande de propositions (l’invitation no W6775‑20‑0054) pour la fourniture de services d’hébergement hôtelier pour 90 personnes du 21 au 24 février 2020 [3] . La date de clôture de l’invitation était le 20 janvier 2020.

[6]  Le 20 janvier 2020, le MDN a émis la deuxième demande de propositions (l’invitation no W6775‑20‑0055) pour la fourniture de services d’hébergement hôtelier pour 19 personnes du 13 février au 5 mars 2020 [4] . La date de clôture de l’invitation était le 21 janvier 2020.

[7]  Newland, MTI et un troisième fournisseur ont présenté des soumissions aux demandes de propositions [5] .

[8]  Le 21 janvier 2020, le MDN a envoyé deux courriels à Newland pour l’informer qu’elle n’obtiendrait pas les contrats parce que ses soumissions avaient été jugées non conformes. Le MDN a aussi indiqué qu’il avait l’intention d’adjuger à MTI les contrats d’une valeur de 76 947,70 € et 82 445 € respectivement [6] .

[9]  Le 22 janvier 2020, Newland a répondu aux courriels du MDN pour contester la non‑conformité de ses soumissions, faisant valoir qu’elle avait obtenu auparavant d’autres contrats en employant la même soumission technique. Newland a aussi fait remarquer que le prix proposé dans ses soumissions était inférieur à la valeur des contrats qui allaient être attribués à MTI.

[10]  Le même jour, le MDN a répondu à Newland pour l’informer qu’après avoir réexaminé les soumissions, il avait constaté qu’une erreur avait été faite dans l’évaluation et que les soumissions de Newland auraient dû être celles retenues pour l’adjudication des contrats rattachés aux deux invitations. Étant donné que les deux contrats avaient déjà été attribués, le MDN a proposé à Newland de conclure une entente afin de la compenser pour sa perte de profits, en indiquant qu’une indemnité de 10 % du prix proposé dans la soumission constitue normalement une appréciation raisonnable pour des contrats similaires.

[11]  Newland a répondu au MDN qu’à titre de plus bas soumissionnaire conforme pour les deux invitations, elle voulait se voir attribuer les contrats, à défaut de quoi elle chercherait à obtenir des conseils juridiques.

[12]  Le MDN a répondu à Newland qu’il reconnaissait avoir fait une erreur, mais que des décisions opérationnelles avaient été prises en fonction de l’hôtel offert par MTI et qu’il espérait pouvoir négocier une entente acceptable pour les deux parties. Le MDN a aussi indiqué qu’il était disposé à discuter avec Newland pour lui garantir une indemnité juste si sa perte de profits était supérieure à 10 % du prix proposé dans les soumissions ou si elle avait effectué d’autres dépenses.

[13]  Le 23 janvier 2020, Newland a informé le MDN qu’elle avait tenu compte de son offre de règlement à l’amiable, mais qu’elle maintenait sa demande de se voir attribuer les contrats parce que les soumissions qu’elle avait présentées étaient conformes et proposaient le prix le plus bas.

[14]  Le même jour, le MDN a répondu à Newland que les contrats ne pouvaient tout simplement pas lui être attribués, car des marchés avaient déjà été passés avec MTI. Le MDN a de nouveau reconnu qu’une erreur avait été faite dans l’évaluation des soumissions et il a réitéré sa disposition à négocier une entente.

PROCÉDURE DE PLAINTE

[15]  Le 29 janvier 2020, Newland a déposé deux plaintes auprès du Tribunal.

[16]  Le même jour, le Tribunal a avisé Newland par écrit, conformément au paragraphe 30.12(2) de la Loi sur le TCCE, que ses plaintes ne respectaient pas les critères énoncés au paragraphe 30.11(2) et qu’elle devait présenter des renseignements additionnels pour que ses plaintes soient considérées avoir été déposées [7] .

[17]  Les 30 et 31 janvier 2020, Newland a fourni au Tribunal les renseignements demandés. Ses plaintes ont donc été considérées comme déposées en date du 31 janvier 2020.

[18]  Le 6 février 2020, le Tribunal a informé les parties que les plaintes avaient été acceptées en partie pour enquête. Il a indiqué qu’il n’enquêterait pas sur l’allégation de Newland selon laquelle l’hébergement hôtelier offert par MTI ne respectait vraisemblablement pas les critères de localisation énoncés dans les demandes de propositions, car les renseignements fournis par Newland n’indiquaient pas de façon raisonnable que MTI avait omis de respecter ces critères. Le Tribunal a ajouté qu’il lui fallait davantage que de simples allégations pour justifier une enquête à l’égard d’un motif de plainte en particulier.

[19]  Le 7 février 2020, Newland a fourni au Tribunal des renseignements additionnels concernant l’allégation non retenue aux fins de l’enquête. Plus précisément, elle a fourni le nom et l’adresse de l’hôtel offert par MTI, en expliquant qu’elle avait obtenu ces renseignements du MDN seulement deux jours auparavant.

[20]  Le 11 février 2020, le Tribunal a informé les parties qu’après avoir examiné les nouveaux renseignements fournis par Newland le 7 février 2020, il avait décidé d’inclure l’allégation non retenue initialement dans l’enquête en cours sur l’autre allégation de Newland. Le Tribunal était d’avis que les nouveaux renseignements fournis par Newland – qui n’auraient pu, en faisant preuve de diligence raisonnable, être fournis plus tôt – donnaient une indication suffisante que MTI avait omis de respecter les critères de localisation énoncés dans les demandes de propositions [8] .

[21]  Le 24 février 2020, MTI a présenté une demande d’autorisation pour intervenir dans le cadre de l’enquête. Après avoir sollicité l’avis des parties, le Tribunal a accordé le statut d’intervenante à MTI en date du 2 mars 2020 [9] .

[22]  Le 3 mars 2020, le MDN a déposé son Rapport de l’institution fédérale (RIF).

[23]  Le 10 mars 2020, MTI a indiqué qu’elle n’avait aucune observation à présenter au sujet du RIF et des deux plaintes.

[24]  Le 15 mars 2020, Newland a demandé de consulter les pièces 1 et 2 du RIF, lesquelles avaient été désignées comme confidentielles par le MDN. Le 18 mars 2020, le Tribunal a refusé la demande de Newland, jugeant que les pièces en question, qui présentaient les soumissions de MTI et les documents d’évaluation du MDN pour les deux invitations, avaient été correctement désignées comme confidentielles aux termes de l’article 46 de la Loi sur le TCCE. Le Tribunal a précisé que les documents confidentiels produits dans le cadre d’une enquête peuvent être communiqués à un conseiller juridique indépendant, dans le cas d’une partie représentée, pourvu que les formulaires requis aient été déposés.

[25]  Les 16 et 20 mars 2020, Newland a présenté ses observations à l’égard du RIF.

[26]  Comme les renseignements au dossier étaient suffisants pour statuer sur le bien‑fondé de la plainte, le Tribunal a décidé qu’une audience en personne ou virtuelle n’était pas nécessaire et a tranché la plainte sur la foi des pièces versées au dossier.

QUESTION PRÉLIMINAIRE – LA COMPÉTENCE DU TRIBUNAL

[27]  Dans son RIF, le MDN soutient que les marchés publics en cause ne sont pas visés par les accords commerciaux internationaux du Canada, puisque ceux‑ci excluent expressément la fourniture ou l’achat de services à l’intention des forces militaires stationnées à l’étranger. Il soutient également que ces marchés ne sont pas visés par l’accord de commerce intérieur du Canada, l’Accord de libre‑échange canadien [10] , puisqu’ils ne constituent pas des « marchés couverts passés au Canada ». Donc, puisque aucun des accords commerciaux du Canada ne s’applique aux marchés publics en cause, le MDN estime qu’il ne s’agit pas de contrats spécifiques et, par conséquent, le Tribunal n’a pas compétence selon lui pour mener une enquête sur les plaintes de Newland.

[28]  Newland n’a pas répondu aux arguments du MDN au sujet de la compétence du Tribunal.

[29]  Bien qu’il y ait accord avec le MDN sur le fait que les invitations à soumissionner en cause ne sont pas visées par les accords commerciaux internationaux du Canada, le Tribunal n’est pas convaincu que ces invitations sont par ailleurs exclues du régime de l’ALEC. Voici l’analyse du Tribunal à ce sujet.

[30]  Le paragraphe 30.11(1) de la Loi sur le TCCE prévoit que « [t]out fournisseur potentiel peut [...] déposer une plainte auprès du Tribunal concernant la procédure des marchés publics suivie relativement à un contrat spécifique et lui demander d’enquêter sur cette plainte ».

[31]  L’article 30.1 de la Loi sur le TCCE définit un « contrat spécifique » comme un « [c]ontrat relatif à un marché de fournitures ou services qui a été accordé par une institution fédérale – ou pourrait l’être –, et qui soit est précisé par règlement, soit fait partie d’une catégorie réglementaire ».

[32]  Le paragraphe 3(1) du Règlement prévoit ce qui suit :

Pour l’application de la définition de contrat spécifique à l’article 30.1 de la Loi, est un contrat spécifique tout contrat relatif à un marché de fournitures ou de services ou de toute combinaison de ceux‑ci, accordé par une institution fédérale – ou qui pourrait l’être – et visé, individuellement ou au titre de son appartenance à une catégorie, à l’article 1001 de l’ALÉNA, à l’article II de l’Accord sur les marchés publics, à l’article Kbis‑01 du chapitre Kbis de l’ALÉCC, à l’article 1401 du chapitre quatorze de l’ALÉCP, à l’article 1401 du chapitre quatorze de l’ALÉCCO, à l’article 16.02 du chapitre seize de l’ALÉCPA, à l’article 17.2 du chapitre dix‑sept de l’ALÉCH, à l’article 14.3 du chapitre quatorze de l’ALÉCRC, à l’article 19.2 du chapitre dix‑neuf de l’AÉCG, à l’article 504 du chapitre cinq de l’ALÉC, à l’article 10.2 du chapitre dix de l’ALÉCU ou à l’article 15.2 du chapitre quinze du PTP.

[33]  Par conséquent, pour que le Tribunal ait compétence pour enquêter sur une plainte d’un fournisseur potentiel, la plainte doit porter sur un contrat spécifique. Cela signifie, entre autres, qu’il doit s’agir d’un marché de fournitures ou de services, ou d’une combinaison de ceux‑ci, conformément aux dispositions des accords commerciaux énumérées au paragraphe 3(1) du Règlement. Ces dispositions précisent « la portée et l’application » de chaque accord. Selon la Cour d’appel fédérale et la Cour suprême du Canada, ces accords peuvent être considérés, par analogie, comme des « portes » donnant accès à la compétence du Tribunal [11] .

Champ d’application des accords commerciaux internationaux du Canada

[34]  Les accords commerciaux internationaux énumérés au paragraphe 3(1) du Règlement excluent tous de façon similaire la fourniture de services « à l’intention des forces militaires stationnées à l’étranger » [12] du champ d’application de leurs chapitres respectifs sur les marchés publics. Le Tribunal ne bénéficie pas de repères spécifiques quant à l’application de l’exclusion, puisqu’il n’a jamais été appelé à l’examiner auparavant. Toutefois, une simple lecture de l’exclusion amène le Tribunal à conclure qu’elle trouve application en l’espèce.

[35]  Comme mentionné ci‑dessus, les invitations à soumissionner en cause visaient la fourniture de services d’hébergement hôtelier à Cologne, en Allemagne, pour les membres des FAC qui effectuent une décompression en un lieu tiers avant de rentrer au Canada après avoir participé à des opérations militaires au Moyen‑Orient. Les services en cause étaient donc manifestement achetés ou fournis à l’intention de forces militaires stationnées à l’étranger et sont par conséquent exclus du champ d’application des accords commerciaux internationaux du Canada.

[36]  Le MDN soutient que les services en cause font aussi l’objet d’une exclusion à titre de « [s]ervices de transport, d’agences de voyage et de déménagement » aux termes de certains accords commerciaux internationaux du Canada. En effet, les accords qui utilisent le Système commun de classification pour classer les services excluent de leur champ d’application la plupart des services qui entrent dans la catégorie V intitulée « Services de transport, d’agences de voyage et de déménagement » [13] . Les services d’hôtellerie et autres services d’hébergement sont correctement classés selon le code V502 [14] et sont par conséquent exclus du champ d’application de tous ces accords, sauf un seul [15] . Mais cela revêt peu d’importance, vu la conclusion qui précède selon laquelle les accords commerciaux internationaux du Canada ne s’appliquent pas en l’espèce.

Champ d’application de l’ALEC

[37]  L’ALEC est un accord de commerce intérieur conclu entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux et territoriaux du Canada, entré en vigueur le 1er juillet 2017. Il a succédé à l’Accord sur le commerce intérieur [16] , lequel était en vigueur depuis 1995.

[38]  L’article 500 de l’ALEC énonce que le chapitre 5 vise à « établir un cadre transparent et efficient afin d’assurer à tous les fournisseurs canadiens un accès ouvert et équitable aux possibilités de passation de marchés publics ».

[39]  L’article 504.1 de l’ALEC prévoit que le chapitre 5 « s’applique à toute mesure ayant trait aux marchés couverts passés au Canada ». Dans la version anglaise de l’accord, l’expression « marchés couverts passés au Canada » est formulée comme suit : « covered procurement within Canada ». Le paragraphe 502(1) de l’ACI prévoyait également que le chapitre 5 de cet accord s’appliquait aux mesures ayant trait aux « marchés publics [...] passés au Canada ».

[40]  L’article 504.2 de l’ALEC définit essentiellement un « marché couvert » comme un marché passé pour les besoins des pouvoirs publics par une entité contractante pour un produit ou un service dont la valeur est supérieure à la valeur de seuil pertinente et qui n’est pas autrement exclu du champ d’application du chapitre.

[41]  En l’espèce, il ne fait aucun doute que les invitations à soumissionner en cause correspondent à des « marchés couverts » aux termes de l’ALEC, puisque les demandes de propositions ont été émises par le MDN, que la valeur des services est supérieure à la valeur de seuil pertinente et que les services ne sont pas autrement exclus du champ d’application du chapitre 5. La question qu’appelle la position du MDN – et celle que doit trancher le Tribunal – est celle de savoir s’il s’agit également de marchés publics « passés au Canada » (« within Canada »), comme l’exige l’article 504.1 de l’ALEC.

[42]  L’ALEC ne définit pas et n’explique pas ce qu’est un marché public « passé au Canada ». Or, dans l’arrêt Northtrop Grumman, la Cour suprême du Canada a conclu que les marchés publics passés au Canada dont faisait état le paragraphe 502(1) de l’ACI étaient des marchés entre une entité du gouvernement fédéral (ou un gouvernement provincial ou territorial) et un fournisseur canadien, c’est‑à‑dire un fournisseur qui a un établissement au Canada [17] . Puisque les mots « marchés publics passés au Canada » se retrouvent à la fois dans l’ACI et dans l’ALEC, et puisque ces deux accords ont essentiellement le même objectif et les mêmes principes directeurs [18] , le Tribunal ne voit pas pourquoi les conclusions de la Cour suprême ne s’appliqueraient pas également à l’ALEC.

[43]  Le MDN reconnaît que Newland est un fournisseur canadien et que le MDN est une entité du gouvernement fédéral au sens de l’ALEC, mais il soutient que l’application de l’ALEC dépend d’une troisième condition : le marché public en question doit porter sur des produits ou services qui sont requis au Canada. Le MDN fait valoir que, dans l’affaire Northrop Grumman, la Cour d’appel fédérale et la Cour suprême du Canada n’ont pas examiné directement la question du lieu géographique du marché de fournitures ou de services, car le contexte de l’affaire concernait des produits livrés au Canada. Selon le MDN, le lien géographique nécessaire, entre le Canada et les services en cause, est inexistant en l’espèce parce que l’hébergement hôtelier est fourni à l’extérieur du Canada.

[44]  En clair, selon le MDN, le fait que les marchés publics en cause visent des services devant être fournis à l’extérieur du Canada signifie qu’il s’agit de transactions de commerce international, lesquelles ne peuvent être considérées comme des marchés « passés au Canada ». Or, le Tribunal ne peut souscrire à ce point de vue, et ce, pour plusieurs raisons.

[45]  Comme mentionné ci-dessus, dans l’affaire Northrop Grumman, la Cour d’appel fédérale et la Cour suprême du Canada ont affirmé sans équivoque que les « marchés publics [...] passés au Canada » sont des marchés entre le gouvernement fédéral et un fournisseur canadien. Elles n’ont imposé aucune autre exigence, ni même implicitement, et ce, malgré leur conclusion selon laquelle l’ACI avait pour objet le commerce intérieur canadien [19] . Cela pourrait vouloir dire que l’origine des produits ou services, ou le lieu où ils sont livrés ou fournis, ne sont pas des facteurs pertinents et que seuls l’identité des parties contractantes et le lieu géographique où elles sont établies permettent de caractériser la nature de la transaction et d’établir ce qui constitue un marché public « passé au Canada » aux termes de l’ALEC.

[46]  En fait, dans l’arrêt Northrop Grumman, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument selon lequel le critère du marché public « passé au Canada » avait été respecté parce que les produits et services devaient être livrés au MDN à l’intérieur du Canada. Selon elle, si cet argument était accepté, « les entités gouvernementales pourraient se soustraire à l’application de l’ACI en précisant simplement, pour les produits qu’elles désirent acquérir, un point de livraison situé à l’extérieur du Canada » [20] . De plus, la cour a affirmé qu’il n’est nullement obligatoire, aux termes de l’ACI, que les produits faisant l’objet du marché soient d’origine canadienne [21] . Cela semble aussi être le cas pour l’ALEC [22] .

[47]  Par ailleurs, il convient de noter qu’il existe au moins une exclusion de portée limitée dans l’ALEC en ce qui concerne certains types de produits et services qui seraient normalement fournis à l’extérieur du Canada. En effet, l’article 504.11(i)(vii) prévoit que le chapitre 5 de l’ALEC ne s’applique pas aux marchés de produits ou services « passés dans le but spécifique de fournir une assistance internationale, y compris une aide au développement [...] ». L’existence d’une telle exclusion indique que les parties signataires de l’accord convenaient que les produits ou services fournis à l’extérieur du Canada ne seraient pas autrement exclus du chapitre 5.

[48]  Enfin, le Tribunal ne saurait faire fi de la version française de l’article 504.1 de l’ALEC, qui renvoie aux « marchés couverts passés au Canada ». Le libellé de la disposition semble limiter la notion de marchés publics passés au Canada au processus d’invitation à soumissionner et à l’adjudication d’un contrat, sans viser l’exécution du contrat en tant que telle. Dans l’arrêt Northrop Grumman de la Cour d’appel fédérale, le juge Létourneau a affirmé, dans des motifs dissidents, que les mots « passés au Canada » renvoyaient simplement aux contrats faits ou conclus au Canada auxquels le gouvernement est partie [23] . Dans son jugement, la Cour suprême du Canada est simplement venue ajouter que, compte tenu de la portée et de l’objet de l’ACI, pour qu’un marché public soit « passé au Canada », il faut aussi que le fournisseur soit un fournisseur canadien [24] .

[49]  Le libellé clair de la version française de la disposition tend à indiquer que, s’il y avait quoi que ce soit à ajouter à ce que les cours ont décidé dans l’affaire Northrop Grumman, ce serait que le critère déterminant exige que les marchés publics soient faits ou conclus au Canada, sans égard à l’origine des produits ou services ou au lieu où ils sont livrés ou fournis. Les facteurs principaux permettant de déterminer si un marché public est fait ou conclu au Canada pourraient comprendre le lieu où l’invitation à soumissionner a été faite, le lieu où sont établis l’entité contractante et l’agent d’approvisionnement, la législation régissant le processus d’invitation à soumissionner ainsi que le droit applicable au contrat attribué [25] .

[50]  Le MDN fait aussi valoir que l’application de l’ALEC aux activités qui constituent selon lui des transactions de commerce international, notamment les services à l’intention des forces militaires stationnées à l’étranger, pourrait faire entorse aux exclusions que le Canada a négociées dans ses accords commerciaux internationaux. Le MDN soutient que le contexte en l’espèce s’apparente à celui de l’affaire Northrop Grumman, lequel a amené la Cour suprême du Canada à conclure que « [d]onner à des fournisseurs non canadiens la possibilité d’acquérir des droits en vertu de l’ACI alors que ces droits ont été expressément exclus des accords signés par le gouvernement de leur pays équivaut à courtcircuiter l’exclusion » [26] . Le Tribunal n’est pas d’accord avec le MDN sur ce point.

[51]  Dans l’affaire Northrop Grumman, Northrop Grumman Overseas Services Corporation, un fournisseur établi aux États‑Unis, tentait de se prévaloir des droits réservés aux fournisseurs canadiens sous le régime de l’ACI afin de profiter du fait que les biens en cause étaient couverts par l’ACI mais expressément exclus sous le régime de l’ALENA et de l’AMP (accords auxquels était partie le gouvernement des États‑Unis, le pays de l’entreprise).

[52]  En l’espèce, nul ne conteste que Newland est un fournisseur canadien et qu’elle a qualité pour agir en déposant une plainte auprès du Tribunal en vertu de l’ALEC (en d’autres mots, elle peut se prévaloir des droits réservés aux fournisseurs canadiens aux termes de cet accord). La seule question que doit trancher le Tribunal est celle de savoir si les invitations à soumissionner en cause, pour des services devant être fournis à l’extérieur du Canada, constituent des marchés publics passés au Canada et sont par conséquent assujetties aux disciplines de l’ALEC. Il s’agit simplement de définir la portée du champ d’application de l’ALEC à la lumière de ses dispositions. Le fait que les services en cause sont exclus du champ d’application de tous les accords commerciaux internationaux du Canada n’est pas pertinent pour trancher cette question. De telles exclusions n’ont pas été négociées en tenant compte des fournisseurs canadiens.

[53]  Certes, chaque accord commercial est le fruit des négociations qui lui ont donné naissance. Comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Northrop Grumman, le droit de recours auprès du Tribunal pour le règlement de différends constitue « une concession que le Canada peut offrir à d’autres pays lors de la négociation d’accords commerciaux en vue d’obtenir des concessions réciproques de l’autre pays » [27] . Bien que tous les accords commerciaux soient généralement structurés de la même manière, le modèle employé est néanmoins adapté d’un accord à l’autre. Les exclusions négociées dans un accord commercial ne sont pas destinées à être incorporées dans un autre accord par renvoi. Dans chaque accord, elles sont négociées et convenues par les parties. Si le gouvernement fédéral avait eu l’intention d’harmoniser les exclusions de l’ALEC avec celles de ses accords commerciaux internationaux, il aurait certes pu le faire.

[54]  En plus de ce qui précède, le Tribunal note que le gouvernement a adopté une position contradictoire dans les enquêtes précédentes concernant des marchés publics pour des services devant être fournis à l’extérieur du Canada. Par exemple, dans l’affaire Sunny Jaura s/n Jaura Enterprises c. Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux [28] , le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (TPSGC), la partie contractante ayant passé un marché pour le compte du MDN, a fait valoir que l’ACI ne trouvait pas application parce que le marché public visait la prestation de services aux États‑Unis [29] . En fin de compte, le Tribunal n’a pas examiné l’argument de TPSGC, parce qu’il a conclu que la valeur estimative du contrat était inférieure au seuil monétaire prévu dans tous les accords commerciaux, ce qui rendait la question purement théorique.

[55]  Toutefois, dans au moins deux autres enquêtes sur des plaintes concernant des marchés publics pour la prestation de services à l’extérieur du Canada, le gouvernement n’a pas fait valoir un tel argument et le Tribunal a simplement conclu à l’application de l’ACI [30] . Par ailleurs, le Tribunal note que des avis d’appel d’offres pour la prestation de services d’hébergement hôtelier à l’extérieur du Canada sont affichés sur Achatsetventes.gc.ca, le site Internet officiel du gouvernement du Canada en matière d’approvisionnement, et que l’ALEC y apparaît à titre d’accord commercial applicable [31] . Certes, bien que ces faits ne sont pas suffisants pour trancher l’affaire, ils permettent d’illustrer ceci : si les entités contractantes fédérales s’étaient entendues pour dire que l’ALEC (ou l’ACI) s’appliquait uniquement aux biens et services livrés ou fournis à l’intérieur du Canada, elles auraient adopté une position plus cohérente.

[56]  Comme mentionné ci-dessus, nul ne conteste que Newland est un fournisseur canadien et que le MDN est une entité du gouvernement fédéral au sens de l’ALEC. Nul ne conteste par ailleurs que les contrats d’approvisionnement en cause ont été faits ou conclus au Canada. La preuve indique que l’entité contractante et l’agent d’approvisionnement étaient tous les deux établis au Canada [32] , que la législation régissant le processus d’invitation à soumissionner est celle du Canada, et qu’il était prévu que les contrats attribués soient régis par les lois en vigueur en Ontario ou, à la discrétion du soumissionnaire, celles d’une autre province ou d’un territoire au Canada [33] .

[57]  Pour les motifs qui précèdent, le Tribunal juge que les invitations à soumissionner en l’espèce constituent des marchés couverts « passés au Canada » – même s’il s’agit de services devant être fournis à l’extérieur du Canada – et qu’elles sont par conséquent assujetties aux disciplines du chapitre 5 de l’ALEC. Cela amène le Tribunal à conclure que les plaintes de Newland portent sur des contrats spécifiques, conformément au paragraphe 30.11(1) de la Loi sur le TCCE. Le Tribunal a donc compétence pour enquêter sur les plaintes.

ANALYSE

[58]  Le paragraphe 30.14(1) de la Loi sur le TCCE prescrit que, dans son enquête, le Tribunal limite son étude à l’objet de la plainte. À la fin de l’enquête, le Tribunal détermine la validité de la plainte en fonction des procédures et autres exigences établies par règlement pour le contrat spécifique.

[59]  L’article 11 du Règlement prévoit que le Tribunal doit décider si la procédure du marché public a été suivie conformément aux accords commerciaux applicables – en l’espèce l’ALEC, comme il a été établi dans ce qui précède.

[60]  Newland fonde ses plaintes sur deux motifs. Premièrement, Newland allègue qu’elle aurait dû se voir attribuer les deux contrats parce que les soumissions qu’elle a présentées étaient conformes et proposaient le plus bas prix. Deuxièmement, elle allègue que l’hébergement hôtelier offert par MTI ne respectait les critères de localisation énoncés dans les demandes de propositions. Le Tribunal examinera ces motifs en deux temps.

Motif 1 : Newland a‑t‑elle présenté les soumissions conformes les moins-disantes?

[61]  L’article 4.2 des demandes de propositions énonce le critère de sélection d’une soumission pour l’adjudication d’un contrat. Voici son libellé :

4.2  Méthode de sélection

Une soumission doit respecter toutes les exigences de la demande de soumissions pour être déclarée recevable. La soumission recevable avec le prix évalué le plus bas sera recommandée pour attribution d’un contrat.

[...]

[62]  Newland soutient qu’elle aurait dû se voir attribuer les contrats parce que ses soumissions en réponse aux demandes de propositions répondaient aux critères techniques obligatoires et proposaient un prix total considérablement plus bas que celui offert par les autres soumissionnaires. Lorsque Newland a appris au départ par le MDN que ses soumissions avaient été jugées non conformes, elle a répondu en faisant remarquer qu’elle avait obtenu un certain nombre de contrats auparavant en employant la même soumission technique que celle employée pour les invitations en cause [34] .

[63]  Le MDN reconnaît, à la fois dans sa correspondance avec Newland et dans son RIF, qu’en raison d’erreurs dans l’évaluation des soumissions, les contrats avaient été attribués à tort à un soumissionnaire ayant présenté des soumissions conformes mais proposant un prix supérieur. Le MDN soutient qu’il avait présenté des excuses pour ces erreurs et qu’il avait tenté de conclure une entente raisonnable avec Newland en vue de l’indemniser pour sa perte de profits, mais que cela n’avait pas donné le résultat escompté.

[64]  L’article 515.5 de l’ALEC, lequel est pertinent en l’espèce, prévoit ceci :

5.  À moins qu’elle ne détermine qu’il n’est pas dans l’intérêt public d’adjuger un marché, l’entité contractante adjuge le marché au fournisseur dont elle a déterminé qu’il est capable de satisfaire aux modalités du marché et qui, uniquement sur la base des critères d’évaluation spécifiés dans les avis d’appel d’offres et la documentation relative à l’appel d’offres, a présenté :

a)  soit la soumission la plus avantageuse;

b)  soit, si le prix est le seul critère, le prix le plus bas.

[65]  Cependant, il est inutile de formuler d’autres observations ou de poursuivre l’analyse afin d’établir si les soumissions de Newland répondaient aux critères énoncés dans les invitations à soumissionner, étant donné que le MDN reconnaît que des erreurs avaient été commises dans l’évaluation des soumissions et que les contrats auraient dû être attribués à Newland. Par ailleurs, la preuve au dossier indique de façon claire que les soumissions de Newland étaient celles qui proposaient le prix le plus bas [35] . Dans les circonstances, le Tribunal ne peut faire autrement que conclure que le MDN a enfreint l’article 515.5 de l’ALEC en n’adjugeant pas les contrats à Newland.

Motif 2 : l’hébergement hôtelier offert par MTI respectait‑il les critères énoncés dans les invitations à soumissionner?

[66]  L’article 4.1.1.1 des demandes de propositions prévoit ceci :

4.1.1.1 Critères techniques obligatoires

CT 1  L’Entrepreneur doit s’assurer que les établissements sont situés à 1500 mètres ou moins de la cathédrale de Cologne (Kolner Dom), et ce, à l’ouest du Rhin, au nord des rues Richard‑Wagner, Pilgrim, Hahner et Cacilien (voie prolongée menant vers l’ouest à partir du pont de Deutz (Deuzter Brucke)) et au sud d’Ebertplatz.

[Traduction]

[67]  Newland soutient que l’hébergement hôtelier offert par MTI en réponse aux demandes de propositions, soit l’hôtel Steigenberger de Cologne, ne répondait pas à ce critère technique obligatoire, puisque l’hôtel est situé à plus de 1500 mètres de la cathédrale de Cologne lorsqu’on calcule la distance en voyageant à bord d’un véhicule.

[68]  Le MDN soutient qu’il s’agit d’un motif de plainte purement théorique, étant donné qu’il reconnaît que les contrats auraient dû être attribués à Newland. Cependant, il soutient que son évaluation des soumissions de MTI était raisonnable parce que la distance entre l’hôtel proposé et la cathédrale de Cologne avait été calculée « à vol d’oiseau » [traduction]. Il a indiqué que toutes les soumissions étaient évaluées de cette façon.

[69]  Compte tenu de la conclusion sur le premier motif de plainte de Newland, et par souci d’économie judiciaire, le Tribunal ne tirera pas de conclusion sur la question de savoir si l’évaluation des soumissions de MTI par le MDN était raisonnable dans les circonstances. La conclusion quant au premier motif de plainte et la mesure corrective recommandée ci‑dessous donnent effectivement au second motif de plainte un caractère purement théorique.

[70]  Toutefois, le Tribunal tient à souligner que, dans ses observations au sujet du RIF, Newland a fait référence à une autre invitation à soumissionner du MDN (l’invitation W3162‑20‑010) dans laquelle les mots « à vol d’oiseau » [traduction] étaient employés; Newland étayait ainsi son argument selon lequel, en l’espèce, le respect du critère technique susmentionné devait être établi en fonction de la distance calculée à parcourir entre la cathédrale de Cologne et l’hôtel proposé à bord d’un véhicule [36] . Le Tribunal constate cependant que cette invitation a été faite le 2 février 2020, soit après que les invitations en cause eurent été publiées et, ce qui importe davantage, après que Newland eut déposé ses plaintes. Si cela indique quoi que ce soit, c’est qu’il semblerait que le MDN ait pris bonne note de l’argument de Newland et qu’il ait voulu préciser son interprétation dans ses marchés publics subséquents [37] .

Conclusion

[71]  À la lumière de ce qui précède, le Tribunal conclut que les plaintes de Newland sont fondées.

MESURE CORRECTIVE

[72]  Le paragraphe 30.15(2) de la Loi sur le TCCE prévoit que le Tribunal peut recommander, lorsqu’il donne gain de cause au plaignant, des mesures correctives appropriées, notamment les suivantes : 1) le lancement d’un nouvel appel d’offres, 2) la réévaluation des soumissions, 3) la résiliation du contrat spécifique, 4) l’adjudication du contrat spécifique au plaignant, ou 5) le versement d’une indemnité au plaignant.

[73]  Aux termes du paragraphe 30.15(3) de la Loi sur le TCCE, au moment de recommander une mesure corrective appropriée, le Tribunal tient compte de tous les facteurs qui interviennent dans le marché visé, notamment des suivants : 1) la gravité des irrégularités qu’il a constatées, 2) l’ampleur du préjudice causé au plaignant ou à tout autre intéressé, 3) l’ampleur du préjudice causé à l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication, 4) la bonne foi des parties et 5) le degré d’exécution du contrat.

[74]  Dans ses plaintes, Newland demande que les contrats lui soient adjugés. Or, puisque ceux‑ci ont déjà été adjugés à MTI et exécutés entièrement, le Tribunal ne peut recommander qu’ils soient résiliés ou adjugés à Newland. Compte tenu des circonstances caractérisant les invitations à soumissionner en cause, le Tribunal juge que la seule mesure corrective appropriée en l’espèce est l’indemnisation de Newland pour les profits dont elle a été privée en n’obtenant pas les contrats. Il s’agirait, dans les faits, de rétablir la situation dans laquelle se serait trouvée Newland si le MDN n’avait pas enfreint l’article 515.5 de l’ALEC.

[75]  Le MDN reconnaît que, dans les circonstances, Newland a droit à une indemnité raisonnable pour sa perte de profits. Cependant, il fait valoir que, malgré ses nombreuses tentatives de bonne foi en vue de s’entendre avec Newland sur le montant de l’indemnité, Newland s’est montrée peu disposée à discuter raisonnablement et a refusé de fournir la documentation pour appuyer sa demande d’indemnité pour une perte représentant une marge de profit de 40 %. Le MDN a par conséquent demandé au Tribunal de recommander que Newland obtienne une indemnité calculée en fonction de la documentation qu’elle a déjà fournie [38] , laquelle permet d’établir, selon les calculs du MDN, une marge de profit de 12,5 % pour le premier contrat et de 21,3 % pour le second.

[76]  Le Tribunal constate que la preuve au dossier indique bel et bien que Newland et le MDN ont communiqué ensemble au sujet du montant de l’indemnité pour la perte de profits de Newland après que cette dernière eut déposé ses plaintes [39] . Bien que Newland ait effectivement fourni certains documents au MDN pour appuyer sa demande d’indemnité pour perte de profits, elle n’a pas su démontrer convenablement que sa marge de profit aurait été de 40 %. Il faut dire cependant que Newland a expliqué au MDN que la documentation fournie présentait des factures pro forma n’indiquant pas les rabais additionnels normalement accordés lors de la négociation des prix finaux avec les hôtels [40] . Il n’en demeure pas moins que Newland a refusé de fournir tout document au MDN pour prouver que de tels rabais avaient effectivement été obtenus [41] .

[77]  Malgré le refus de Newland de démontrer convenablement que sa marge de profit aurait été de 40 %, le Tribunal ne fera aucune recommandation quant au montant définitif de l’indemnité dans les circonstances, car il juge qu’il est préférable et encore possible pour les parties de négocier une entente. Ainsi, le Tribunal recommande aux parties de négocier entre elles le montant de l’indemnité en fonction du prix total des soumissions que Newland a présentées en réponse aux invitations en cause. Pour ce faire, les parties devront suivre les Lignes directrices sur les indemnités dans une procédure portant sur un marché public mises au point par le Tribunal.

[78]  Le Tribunal rappelle aux parties que le calcul de l’indemnité peut varier d’un cas à l’autre. Le degré de justification et les détails auxquels on peut s’attendre dans le cas d’une entreprise multinationale ne s’imposera pas nécessairement dans le cas d’une petite ou moyenne entreprise, notamment parce que cela empêcherait les soumissionnaires de taille modeste de recouvrer leurs pertes raisonnables. En clair, un fournisseur doit nécessairement établir, dans une certaine mesure, les coûts et les revenus projetés, mais le Tribunal conserve toute latitude et entière discrétion pour décider le montant qui est approprié et suffisant dans chaque cas. Il convient aussi de tenir compte du facteur de proportionnalité entre le montant demandé et le degré de justification auquel on peut s’attendre de la part d’un soumissionnaire en particulier.

[79]  Newland doit savoir que, lorsqu’il négociera avec le MDN, il devra présenter la meilleure preuve possible eu égard au critère de proportionnalité susmentionné. Celle‑ci sera préférablement sous forme documentaire. Des déclarations écrites sous serment pourront aussi être présentées, avec documents à l’appui si possible.

[80]  Si les deux parties sont d’avis que la négociation de l’entente serait facilitée par la tenue d’une conférence de règlement, présidée par un membre du Tribunal qui n’a pas pris part à l’instance, elles peuvent communiquer avec le greffe du Tribunal.

FRAIS

[81]  Aux termes de l’article 30.16 de la Loi sur le TCCE, le Tribunal peut adjuger les frais de toute procédure de plainte en matière de marchés publics et les frais accessoires.

[82]  Newland n’a pas demandé le remboursement de ses frais pour sa procédure de plainte. Par conséquent, chaque partie assumera ses propres frais.

[83]  Le Tribunal note qu’avant même que les plaintes soient déposées, le MDN a reconnu qu’il avait commis des erreurs dans l’évaluation des soumissions présentées par Newland et que Newland aurait dû se voir attribuer les contrats. Le MDN a aussi offert de compenser Newland pour la perte de profits raisonnable. Cela dit, l’intervention du Tribunal en l’espèce n’a rien changé à la situation des parties. Le Tribunal leur demande maintenant de rependre le processus de négociation pour s’entendre sur le montant de l’indemnité en tenant compte des observations du Tribunal. À moins que le Tribunal ne soit appelé à recommander le montant définitif de l’indemnité dans l’éventualité où les parties n’arriveraient pas à s’entendre, l’enquête sur les plaintes de Newland n’a présenté aucun résultat significatif. Par conséquent, même si Newland avait demandé le remboursement de ses frais, le Tribunal ne les lui aurait pas adjugés.

DÉCISION

[84]  Aux termes du paragraphe 30.14(2) de la Loi sur le TCCE, le Tribunal conclut que les plaintes sont fondées.

[85]  Aux termes des paragraphes 30.15(2) et (3) de la Loi sur le TCCE, le Tribunal recommande, à titre de mesure corrective, que le MDN indemnise Newland pour les profits qu’elle n’a pu percevoir en n’obtenant pas les contrats en cause. Le Tribunal recommande que Newland et le MDN négocient le montant de l’indemnité en fonction du prix total proposé par Newland en réponse aux invitations W6775‑20‑0054 et W6775‑20‑0055, et qu’ils informent le Tribunal du résultat de la négociation dans les 60 jours suivant la date de la présente décision.

[86]  Si les parties sont incapables de s’entendre sur le montant de l’indemnité, Newland déposera auprès du Tribunal, dans les 70 jours suivant la date de la présente décision, des observations sur la question de l’indemnité. Le MDN disposera par la suite de sept jours ouvrables après réception des observations de Newland pour déposer des observations en réponse. Newland disposera par la suite de cinq jours ouvrables après réception des observations en réponse du MDN pour déposer des observations supplémentaires. Les parties doivent communiquer simultanément leurs observations au Tribunal et à l’autre partie. Il relève de la compétence du Tribunal de fixer le montant définitif de l’indemnité.

[87]  Chaque partie assumera ses frais.

Jean Bédard

Jean Bédard, c.r.
Membre présidant

 



[1]   L.R.C. (1985), c. 47 (4e suppl.) [Loi sur le TCCE].

[2]   DORS/93‑602 [Règlement].

[3]   Pièce PR‑2019‑054‑01A, vol. 1 aux p. 8 et 20.

[4]   Pièce PR‑2019‑055‑01A, vol. 1 aux p. 8 et 20.

[5]   Pièce PR‑2019‑055‑16A, vol. 2 (protégé) aux p. 24 et 53.

[6]   Pièce PR‑2019‑055‑16, vol. 1 aux p. 6‑9.

[7]   L’alinéa 96(1)b) des Règles du Tribunal canadien du commerce extérieur (DORS/91‑499) prévoit que, dans le cas d’une plainte non conforme au paragraphe 30.11(2) de la Loi sur le TCCE, la plainte est considérée avoir été déposée « à la date à laquelle le Tribunal reçoit les renseignements relatifs aux points à corriger pour rendre la plainte conforme à ce paragraphe ».

[8]   Le Tribunal a eu affaire à une situation similaire auparavant. Dans Secure Computing LLC c. Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (23 octobre 2012), PR‑2012‑006 (TCCE) aux par. 3‑5, sur la question de l’exception au principe de la chose jugée concernant la découverte de nouveaux éléments de preuve qui n’auraient pu, en faisant preuve de diligence raisonnable, être produits dans le cadre du premier litige portant sur la même question et impliquant les mêmes parties, le Tribunal a jugé que l’exception trouvait application et permettait à la partie plaignante de présenter une nouvelle plainte fondée sur l’allégation que le Tribunal avait rejetée auparavant au motif que la preuve présentée au départ n’indiquait pas de façon raisonnable que le marché avait été conclu conformément aux dispositions des accords commerciaux pertinents.

[9]   Newland a demandé au Tribunal de ne pas accorder à MTI l’autorisation d’intervenir, au motif que sa plainte concernait le MDN et qu’elle refusait qu’une tierce partie intervienne dans sa cause (voir pièce PR‑2019‑054‑13, vol. 1 à la p. 1). Cependant, puisque MTI était le soumissionnaire retenu dans le cadre des deux invitations à soumissionner et que la deuxième allégation de Newland portait sur l’évaluation des soumissions de MTI effectuée par le MDN, le Tribunal était d’avis que MTI avait un intérêt direct dans l’issue de l’enquête et il lui a par conséquent accordé le statut d’intervenante.

[10]   En ligne : Secrétariat du commerce intérieur <https://www.cfta-alec.ca/wp-content/uploads/2020/04/CFTA-Consolidated-Text-Final-French_April-24-2020.pdf> (entré en vigueur le 1er juillet 2017) [ALEC].

[11]   Northrop Grumman Overseas Services Corp. c. Canada (Procureur général), 2009 CSC 50 (CanLII) [Northrop Grumman CSC], au par. 17; Canada (Procureur général) c. Northrop Grumman Overseas Services Corp., 2008 CAF 187 (CanLII) [Northrop Grumman CAF], aux par. 50 et 85.

[12]   Voir par exemple la note 2 de la liste du Canada dans la section B de l’annexe 1001.1b‑2 du chapitre 10 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États‑Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, 17 décembre 1992, R.T.C. 1994, no 2, en ligne : Affaires mondiales Canada <http://international.gc.ca/trade-commerce/trade-agreements-accords-commerciaux/‌agr-acc/nafta-alena/fta-ale/index.aspx?lang=fra> (entré en vigueur le 1er janvier 1994) [ALENA]; la note 3f) de l’annexe 5 de la liste du Canada pour l’application de l’Accord révisé sur les marchés publics, en ligne : Organisation mondiale du commerce <http://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/rev-gpr-94_01_f.htm> (entré en vigueur le 6 avril 2014) [AMP]; la note 1b) de l’annexe 19‑5 de la liste d’engagements en matière d’accès aux marchés du Canada dans le chapitre 19 de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne, en ligne : Affaires mondiales Canada <http://www.international.gc.ca/trade-commerce/trade-agreements-accords-commerciaux/agr-acc/ceta-aecg/text-texte/toc-tdm.aspx?lang=fra> (entré provisoirement en vigueur le 21 septembre 2017).

[13]   Voir par exemple la liste du Canada dans la section B de l’annexe 1001.1b‑2 du chapitre 10 de l’ALENA.

[14]   Voir <https://achatsetventes.gc.ca/donnees-sur-l-approvisionnement/numero-d-identification-des-biens-et-services/‌nibs/V502>.

[15]   Les services d’hôtellerie et autres services d’hébergement ne sont pas exclus du chapitre Kbis de Accord de libre‑échange Canada‑Chili, en ligne : Affaires mondiales Canada <http://international.gc.ca/trade-commerce/trade-agreements-accords-commerciaux/agr-acc/chile-chili/fta-ale/index.aspx?lang=fra> (entré en vigueur le 5 juillet 1997) (voir la partie 1 de la section B de la liste du Canada à l’annexe Kbis‑01.1‑4 du chapitre Kbis). Le chapitre Kbis, intitulé « Marchés publics », est entré en vigueur le 5 septembre 2008.

[16]   18 juillet 1994, Gaz. C. 1995.I.1323, en ligne : Secrétariat du commerce intérieur <https://www.cfta-alec.ca/‌accord-sur-le-commerce-interieur/?lang=fr> [ACI].

[17]   Northrop Grumman CSC, aux par. 27‑28. Voir aussi Northrop Grumman CAF, au par. 62.

[18]   Voir les articles 100‑102 de l’ALEC et les articles 100‑101 de l’ACI.

[19]   Voir Northrop Grumman CSC, au par. 24; Northrop Grumman CAF, aux par. 38‑40.

[20]   Northrop Grumman CAF, au par. 54.

[21]   Northrop Grumman CAF, au par. 59.

[22]   Voir l’article 503.4 de l’ALEC, qui permet aux entités contractantes de limiter leurs appels d’offres à des produits, à des services ou à des fournisseurs canadiens, ce qui laisse supposer que la norme est plutôt l’ouverture aux marchandises ou services qui ne sont pas d’origine canadienne.

[23]   Northrop Grumman CAF, au par. 97.

[24]   Northrop Grumman CSC, au par. 29.

[25]   Cela pourrait indiquer qu’un marché passé à l’extérieur du Canada par une mission diplomatique canadienne ou un agent général provincial pour l’achat de biens ou la prestation de services sur le marché local où ils se trouvent ne serait pas assujetti aux dispositions de l’ALEC, même si le fournisseur était canadien. Ce n’est toutefois pas le cas des marchés en cause en l’espèce.

[26]   Northrop Grumman CSC, au par. 41.

[27]   Northrop Grumman CSC, au par. 42.

[28]   (5 septembre 2012), PR‑2012‑007 (TCCE).

[29]   Étant donné que le marché public visait la prestation de services d’hébergement temporaire, TPSGC a aussi fait valoir que certains accords commerciaux internationaux ne s’appliquaient pas parce que ces services entraient dans la catégorie de services expressément exclus du champ d’application de ces accords.

[30]   Voir C2 Logistics Incorporated c. Ministère de la Défense nationale (27 janvier 2006), PR-2005-020 (TCCE); Sunny Jaura s/n Jaura Enterprises c. Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (9 juin 2016), PR‑2015‑058 (TCCE). Les marchés publics en cause dans ces enquêtes visaient, dans le premier cas, des services d’affrètement aérien pour le transport de véhicules blindés, de matériel et de munitions du Sénégal au Soudan et, dans le second, des services d’hébergement en Californie.

[31]   Voir par exemple les avis d’appel d’offres et la documentation relative aux appels d’offres affichés sur le site Achatsetventes.gc.ca pour les invitations W0102‑18216D/A, 18‑133911 et W0102‑20025D/A.

[32]   Pièce PR‑2019‑054‑01A, vol. 1 aux p. 8 et 16; pièce PR‑2019‑055‑01A, vol. 1 aux p. 8 et 16; pièce PR‑2019‑055‑16, vol. 1 aux p. 6‑9.

[33]   Pièce PR‑2019‑054‑01A, vol. 1 aux p. 12 et 18‑19; pièce PR‑2019‑055‑01A, vol. 1 aux p. 12 et 18.

[34]   Pièce PR‑2019‑054‑01A, vol. 1 à la p. 34.

[35]   Pièce PR‑2019‑055‑16A, vol. 2 (protégé) aux p. 24 et 53; pièce PR‑2019‑054‑01B, vol. 1 à la p. 2; pièce PR‑2019‑055‑01B, vol. 1 à la p. 2.

[36]   Pièce PR‑2019‑054‑24, vol. 1 aux p. 36 et 53.

[37]   Dans ses observations au sujet du RIF, Newland a remis en question le fait que, selon le rapport, MTI avait indiqué dans une soumission que l’hôtel proposé était situé à 150 mètres de la Rudolfplatz, alors qu’il ne s’agissait pas d’un critère énoncé dans les invitations. Le Tribunal note cependant que l’article 4.2 de la demande de propositions pour l’invitation W6775‑20‑0055 indiquait que « tout hôtel situé à 500 mètres ou moins de la Rudolfplatz donne lieu à un rabais de 10 % sur le prix des chambres » [traduction].

[38]   Les renseignements que Newland a fournis au MDN figurent dans le RIF. Voir pièce PR‑2019‑055‑16, vol. 1 aux p. 11‑17.

[39]   Pièce PR‑2019‑055‑16, vol. 1 aux p. 11‑17.

[40]   Pièce PR‑2019‑055‑16, vol. 1 à la p. 12.

[41]   Pièce PR‑2019‑055‑16, vol. 1 à la p. 11.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.