Enquêtes sur les marchés publics

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EU ÉGARD À une plainte déposée par Thales Canada Inc. aux termes du paragraphe 30.11(1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur;

ET À LA SUITE D’une décision d’enquêter sur la plainte aux termes du paragraphe 30.13(1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur;

ET À LA SUITE D’une requête déposée par le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux demandant le rejet de la plainte aux termes des paragraphes 10(2) et (3) du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics.

ENTRE

THALES CANADA INC.

Partie plaignante

ET

LE MINISTÈRE DES TRAVAUX PUBLICS ET DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX

Institution fédérale

ORDONNANCE

ATTENDU QUE Thales Canada Inc. (Thales) a déposé la plainte susmentionnée le 11 janvier 2022;

ET ATTENDU QUE, le 11 janvier 2022, le Tribunal canadien du commerce extérieur a accepté d’enquêter sur la plainte aux termes du paragraphe 30.13(1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur (Loi sur le TCCE) et du paragraphe 7(1) du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics (Règlement);

ET ATTENDU QUE, le 1er février 2022, le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (TPSGC) a demandé au Tribunal de rejeter la plainte, aux termes des paragraphes 10(2) et (3) du Règlement, au motif qu’une exception au titre de la sécurité nationale avait été invoquée dans le cadre du marché public en question;

ET ATTENDU QUE le paragraphe 30.13(5) de la Loi sur le TCCE prévoit que le Tribunal puisse mettre fin à son enquête;

ET ATTENDU QUE le paragraphe 10(2) du Règlement prévoit que le Tribunal doit ordonner le rejet d’une plainte à l’égard de laquelle une exception au titre de la sécurité nationale a été invoquée à juste titre par l’institution fédérale concernée;

PAR CONSÉQUENT, aux termes du paragraphe 10(2) du Règlement, le Tribunal rejette la plainte de Thales. Chaque partie assumera ses propres frais.

 


EXPOSÉ DES MOTIFS

REQUÊTE DE REJET DE LA PLAINTE

[1] La plainte à l’origine de la présente affaire, déposée par Thales Canada Inc. (Thales), porte sur un marché public (appel d’offres W6369-20CY06/C) passé par le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (TPSGC) au nom du ministère de la Défense nationale (MDN) relativement à un projet dénommé « Cyberdéfense – Décision, Analyse et Réponse » (CD-DAR).

[2] Thales allègue qu’elle n’a pas été en mesure de déposer sa soumission sans que cela soit sa faute, mais plutôt en raison d’un problème technique lié à la plateforme Connexion postel de la Société canadienne des postes, par l’entremise de laquelle les soumissions devaient être transmises à TPSGC à cette occasion. Thales soutient que les circonstances dans lesquelles elle se trouvait étaient injustes et que, par conséquent, TPSGC a agi contrairement à ses obligations en vertu de l’Accord de libre-échange canadien et de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne.

[3] TPSGC a déposé une requête demandant au Tribunal de rejeter la plainte aux termes des paragraphes 10(2) et (3) du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics (Règlement), au motif qu’une exception au titre de la sécurité nationale (ESN) avait été invoquée afin d’exempter le marché public du champ d’application des accords commerciaux et que, par conséquent, le Tribunal n’avait pas compétence pour mener une enquête.

[4] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal doit rejeter la plainte aux termes du paragraphe 10(2) du Règlement.

HISTORIQUE DE LA PROCÉDURE

[5] Le 31 mars 2020, la sous-ministre adjointe (SMA) par intérim de la Direction générale de l’approvisionnement maritime et de défense de TPSGC a signé une lettre approuvant l’invocation de l’ESN aux termes des accords commerciaux du Canada en ce qui a trait à « l’approvisionnement de tous les biens et services professionnels liés à la prestation et au soutien en service » [traduction] du projet CD-DAR [1] .

[6] Plus d’un an plus tard, le 21 avril 2021, TPSGC a publié l’invitation à se qualifier (IQ) pour le projet CD-DAR. L’IQ indiquait que l’ESN avait été invoquée et que « ce marché est donc entièrement exclu de l’ensemble des modalités de tous les accords commerciaux » [2] .

[7] Le 20 août 2021, date de clôture de l’appel d’offres, Thales a tenté de déposer sa soumission par l’entremise de Connexion postel [3] . Toutefois, Thales n’a en fin de compte pas été en mesure de présenter sa soumission par l’entremise de Connexion postel avant la date de clôture de l’appel d’offres, car la plateforme, supposément, ne fonctionnait pas [4] .

[8] Le même jour, et avant la date de clôture de l’appel d’offres, Thales a communiqué avec TPSGC pour l’informer des difficultés techniques qu’elle éprouvait à l’égard de Connexion postel [5] .

[9] N’ayant pas reçu de réponse, Thales a envoyé sa proposition de soumission par courriel avant l’heure de clôture de l’appel d’offres [6] .

[10] Le même jour, après l’heure de clôture de l’appel d’offres, TPSGC a répondu au courriel de Thales, informant cette dernière qu’il demanderait des directives internes pour déterminer si elle accepterait la soumission [7] .

[11] Thales a communiqué avec TPSGC au cours des semaines qui ont suivi afin de déterminer si sa soumission serait acceptée [8] .

[12] Le 1er novembre 2021, TPSGC a informé Thales qu’il n’accepterait pas la proposition de Thales, indiquant qu’il n’était responsable d’aucun défaut attribuable à Connexion postel [9] .

[13] Le 12 novembre 2021, Thales s’est opposée à la décision de TPSGC et a demandé qu’elle soit réexaminée [10] .

[14] Le 16 novembre 2021, TPSGC a avisé Thales que la demande était en cours d’examen [11] .

[15] Le 23 décembre 2021, TPSGC a informé Thales qu’à la suite d’une enquête interne, il avait décidé de refuser la mesure corrective demandée par Thales et, par conséquent, de maintenir sa décision de ne pas accepter sa soumission [12] .

[16] Thales a déposé sa plainte auprès du Tribunal le 11 janvier 2022. Thales a également demandé au Tribunal de rendre une ordonnance de report d’adjudication du contrat.

[17] Le 19 janvier 2022, le Tribunal a informé les parties qu’il avait décidé d’enquêter sur la plainte et qu’une ordonnance de report d’adjudication avait été rendue [13] . Dans sa décision de mener une enquête, le Tribunal a souligné que les documents relatifs à l’appel d’offres renvoyaient à l’invocation de l’ESN, mais qu’il n’y avait alors aucun renseignement au dossier pour vérifier ce fait de façon indépendante [14] .

[18] Le 1er février 2022, TPSGC a déposé la requête qui fait l’objet des présents motifs, et qui demande au Tribunal de rejeter la plainte aux termes des paragraphes 10(2) et (3) du Règlement au motif que l’ESN avait été dûment invoquée dans le cadre du marché public en cause et que le Tribunal n’avait donc pas compétence [15] .

[19] Le 2 février 2022, le Tribunal a demandé à Thales de déposer des commentaires sur la requête demandant le rejet de la plainte. Le Tribunal a aussi prorogé son enquête à 135 jours, aux termes de l’alinéa 12c) du Règlement, et a suspendu la date limite pour déposer le rapport de l’institution fédérale [16] .

[20] Le 9 février 2022, Thales a fait part de commentaires s’opposant à la requête demandant le rejet de la plainte [17] .

[21] Le 16 février 2022, TPSGC a répondu aux commentaires de Thales s’opposant à la requête demandant le rejet de la plainte [18] .

DISPOSITIONS PERTINENTES DU RÈGLEMENT

[22] Les paragraphes 10(2) et (3) du Règlement (aussi appelés « modifications de 2019 au Règlement » dans les présents motifs) prévoient ce qui suit :

Rejet de la plainte

10 (2) Le Tribunal ordonne le rejet d’une plainte à l’égard de laquelle une exception au titre de la sécurité nationale prévue dans l’Accord sur les marchés publics, l’ALÉCC, l’ALÉCP, l’ALÉCCO, l’ALÉCPA, l’ALÉCH, l’ALÉCRC, l’AÉCG, l’ALÉC, l’ALÉCU ou le PTP, selon le cas, a été dûment invoquée par l’institution fédérale concernée.

(3) L’exception est dûment invoquée lorsque le sous-ministre adjoint responsable de l’octroi du contrat spécifique en cause ou une personne ayant un poste équivalent a signé une lettre approuvant le fait d’invoquer l’exception au titre de la sécurité nationale et que la date apposée sur la lettre est antérieure à la date à laquelle le contrat spécifique a été accordé.

ANALYSE

La requête est accueillie

[23] Pour les motifs qui suivent, la requête est accueillie.

[24] Les éléments de preuve au dossier démontrent que l’ESN en l’espèce a été « dûment invoquée » conformément (i) à la procédure et (ii) au délai prévu au paragraphe 10(3) du Règlement.

[25] Étant donné que le paragraphe 10(2) du Règlement prévoit que le « Tribunal ordonne le rejet d’une plainte à l’égard de laquelle une [ESN] [...] a été dûment invoquée [...] » [nos italiques], le Tribunal est tenu d’ordonner le rejet de la plainte. Lorsque les deux conditions (i) et (ii) sont satisfaites, comme c’est le cas en l’espèce, le Tribunal ne possède aucun pouvoir discrétionnaire d’interprétation et doit ordonner le rejet de la plainte. Le Tribunal est conscient que cela est contraire aux décisions qu’il avait rendues avant les modifications de 2019 au Règlement. Néanmoins, les modifications de 2019 au Règlement forment maintenant un guide complet qui dicte comment le Tribunal doit agir dans ces circonstances.

[26] En ce qui concerne la condition (i), l’ESN a été invoquée par une représentante occupant le poste de SMA [19] . Le SMA qui occupe ce poste est responsable de l’adjudication éventuelle du contrat relatif à l’appel d’offres. De plus, la représentante « a signé une lettre approuvant le fait d’invoquer l’[ESN] », comme l’exige le paragraphe 10(3).

[27] En ce qui concerne la condition (ii), la lettre « précédait la date à laquelle le contrat spécifique a été accordé », comme le prévoit le paragraphe 10(3). En effet, la lettre a été signée le 31 mars 2020, bien avant la publication de l’IQ en 2021. En fait, elle a été signée avant le lancement de la série de procédures de passation des marchés, en juillet 2020, pour le projet pluriannuel CD‑DAR [20] .

[28] Les remarques qui précèdent suffisent à statuer sur la requête. Néanmoins, le Tribunal souhaite examiner plusieurs questions soulevées par les parties pour défendre leurs positions respectives.

La SMA par intérim avait le pouvoir d’invoquer l’ESN

[29] Thales a fait valoir que l’ESN avait été invoquée par une représentante qui n’avait pas le pouvoir de le faire parce que celle-ci occupait un poste à titre intérimaire. Cet argument est fondamentalement vicié. Les renseignements fournis par TPSGC démontrent que les pouvoirs intérimaires ont été délégués à la représentante en cause en l’absence du SMA et avec l’approbation du sous-ministre de TPSGC [21] . Cette délégation a autorisé la représentante à exercer toutes les fonctions habituellement exercées par le SMA de la Direction générale de l’approvisionnement maritime et de défense, y compris la capacité d’invoquer l’ESN relativement à l’appel d’offres en cause. Le Tribunal n’a trouvé aucun élément de preuve d’un comportement inapproprié ou illégal à l’égard de cette invocation. Bref, le fait que la représentante occupait le poste à titre intérimaire en l’absence du SMA à l’époque n’est pas pertinent.

Le Tribunal ne peut lever le voile pour contrôler la justification de l’invocation de l’ESN

[30] Thales a soulevé divers arguments demandant essentiellement au Tribunal de lever le voile sur les motifs sous-jacents à la décision de TPSGC d’invoquer l’ESN. Plus simplement, Thales demande au Tribunal de contrôler la légitimité de l’invocation.

[31] Le Tribunal conclut que TPSGC a correctement expliqué pourquoi cela était inapproprié. En définitive, c’est parce que le Règlement ne prévoit pas la mesure de contrôle demandée par Thales [22] . En fait, comme il est décrit ci-dessus, le Règlement prévoit que le Tribunal peut contrôler (i) la façon dont l’ESN est invoquée (c’est-à-dire par le SMA du ministère adjudicateur qui signe une lettre autorisant l’ESN) et (ii) le moment où elle est invoquée (c’est-à-dire que la lettre doit précéder l’adjudication du contrat). Le Règlement ne prévoit aucun autre contrôle lorsque l’ESN est invoquée.

[32] La plupart des observateurs définiraient ce contrôle comme ayant une portée très limitée, tant sur le plan de la forme que sur le fond. Néanmoins, ce sont les limites imposées par le Règlement. De l’avis du Tribunal, il n’y a aucune autre façon raisonnable, encore moins correcte, d’interpréter le Règlement.

[33] Il s’ensuit que l’avis de Thales à propos de l’objet et du traitement historique de l’ESN [23] , son interprétation téléologique proposée du Règlement et des accords commerciaux applicables [24] , ainsi que ses arguments sur les avantages ou les désavantages d’autres recours [25] , ou sur les politiques de TPSGC [26] sont tous informatifs, mais n’aident aucunement le Tribunal à statuer sur la présente requête.

[34] Les observations de Thales équivalent à demander au Tribunal d’examiner la cohérence d’une mesure adoptée par le gouvernement du Canada avec ses engagements en vertu de divers accords commerciaux. Voilà une chose que le Tribunal ne fait pas. La question de la cohérence des paragraphes 10(2) et (3) du Règlement avec les obligations du gouvernement du Canada en vertu de divers accords commerciaux (tant internationaux que nationaux) peut être examinée dans le cadre des mécanismes de règlement des différends prévus dans ces accords commerciaux [27] . Toutefois, une telle contestation n’est pas une question dont peut être saisi le Tribunal en vertu de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur (Loi sur le TCCE). L’affaire Ocalink a fait référence à une telle procédure à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) [28] ; une autre procédure similaire de l’OMC a pris fin depuis que cette décision a été rendue [29] .

Les modifications de 2019 au Règlement codifient l’approche à l’égard des affaires relatives à l’ESN jusqu’en 2016

[35] Ocalink a posé la question de savoir si les modifications de 2019 au Règlement ont été adoptées comme il se doit (c’est-à-dire « intra vires »). Ocalink n’a toutefois pas répondu à cette question. Thales a demandé au Tribunal de trancher cette question en l’espèce. Elle a fait valoir que les modifications de 2019 au Règlement sont ultra vires. TPSGC a fait valoir la position opposée.

[36] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal n’est pas convaincu que le Règlement soit ultra vires. Avant d’examiner de plus près les arguments soulevés par Thales au sujet de cette question, le Tribunal se souviendra de l’évolution de la façon dont diverses décisions du Tribunal ont abordé les affaires impliquant une ESN avant l’adoption des modifications de 2019 au Règlement.

Jurisprudence du Tribunal avant les modifications de 2019 au Règlement

[37] Les parties ont décrit l’évolution de la jurisprudence du Tribunal sur l’ESN. Essentiellement, il y a eu trois périodes : a) jusqu’en 2016; b) Eclipsys, qui a relevé une série de préoccupations systémiques; c) la période de la trilogie des affaires M.D. Charlton, Hewlett-Packard et Harris Corporation, qui a pris fin avec l’adoption des modifications de 2019 au Règlement [30] .

[38] Au cours de la période a), dans diverses décisions, le Tribunal avait adopté la position juridique selon laquelle il n’avait pas compétence pour enquêter sur une plainte où l’ESN était invoquée, à condition qu’elle ait été « dûment invoquée ». Le Tribunal a établi l’élément « dûment invoqué » de ce critère comme étant ce qui semble être un élément de vérification minimal. Cet élément du critère, tel qu’il est maintenant codifié au paragraphe 10(3) du Règlement, était et demeure entièrement de nature procédurale. Le critère est le suivant : (1) l’ESN doit avoir été invoquée par le SMA compétent; (2) le marché doit relever de la portée envisagée par l’ESN; (3) l’ESN doit avoir été invoquée avant l’adjudication du contrat relatif à l’appel d’offres [31] .

[39] La période b) couvre une seule affaire : Eclipsys [32] . Dans cette affaire, bien que le Tribunal ait appliqué le critère du « simple point de vue procédural » pour déterminer si l’ESN avait en fait été « dûment invoquée », il a également eu l’occasion de formuler des remarques sur certaines questions préoccupantes qui ont été mises en évidence par cette affaire. Plus précisément, dans Eclipsys, le Tribunal a soulevé d’importantes préoccupations concernant l’intégrité du système d’appel d’offres concurrentiel et l’accès à la justice, si l’ESN était utilisée de façon trop large ou sans une circonspection suffisante, de sorte à empêcher les fournisseurs canadiens ayant l’attestation de sécurité appropriée d’avoir accès aux règles de l’Accord sur le commerce intérieur, depuis remplacé par l’Accord de libre-échange canadien (ALEC), et le mécanisme de contestation des marchés publics du Tribunal [33] . Néanmoins, dans Eclipsys, le Tribunal « ne [pouvait] que mettre un terme à son enquête et rejeter la plainte » et n’a pas examiné l’affaire sur le fond [34] .

[40] La période c) couvre trois affaires : M.D. Charlton, Hewlett-Packard et Harris Corporation. Les mêmes préoccupations soulevées par le Tribunal dans Eclipsys ont servi de fondement à la compétence et à l’examen du Tribunal du bien-fondé d’une plainte où l’ESN avait été invoquée dans chacune de ces trois affaires. Cette période se termine par l’adoption des modifications de 2019 au Règlement. Le Tribunal a fourni des motifs détaillés expliquant le fondement juridique de ses décisions rendues au cours de cette période [35] .

[41] Dans chacune des trois affaires, le Tribunal avait compétence pour examiner les plaintes de fournisseurs malgré l’invocation de l’ESN. Fait très important, dans aucune de ces affaires, le Tribunal n’a examiné ou contesté la préoccupation relative à la sécurité invoquée par l’institution fédérale pour exclure des fournisseurs étrangers de la concurrence [36] ; il a simplement procédé à une enquête sur le bien-fondé de la plainte au motif que l’institution fédérale n’avait pas expliqué pourquoi les règles des accords commerciaux se rapportant à l’équité, à la transparence, au traitement égal et à l’accès au mécanisme de contestation des marchés publics du Tribunal ne pouvaient s’appliquer envers les fournisseurs canadiens ayant l’attestation de sécurité appropriée. Dans sa forme la plus simple, le Tribunal a adopté la position juridique selon laquelle l’ESN devrait être interprétée de façon restrictive (comme toute autre exception) et que les institutions fédérales en cause tentaient de façon injustifiée de brimer les droits des fournisseurs, au moyen d’un usage excessif et démesuré d’ESN globales qui, de l’avis du Tribunal, n’étaient pas permises en vertu des accords commerciaux sans une justification plausible ou une circonspection démontrée (et il a été conclu dans chacune de ces affaires que ces deux conditions n’étaient pas satisfaites) [37] . Il convient également de souligner qu’aucune de ces décisions n’a fait l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour d’appel fédérale [38] .

Arguments de Thales concernant les modifications de 2019 au Règlement

[42] Au lieu d’attendre une occasion de demander à la Cour d’appel fédérale de renverser la jurisprudence établie par le Tribunal dans les décisions susmentionnées, en commençant par Eclipsys, la gouverneure en conseil a décidé d’adopter les modifications de 2019 au Règlement. Encore une fois, dans Ocalink, le Tribunal s’est demandé si cela était approprié, en faisant remarquer que la façon la plus classique d’infirmer une décision d’une cour inférieure ou d’un tribunal est (i) de demander à un organisme de contrôle de rendre une décision ou (ii) de demander une modification à la loi par l’entremise d’une loi fédérale. Les décideurs ont plutôt choisi de modifier le Règlement. Les modifications de 2019 au Règlement ont été adoptées en vertu des alinéas 40a) et i) de la Loi sur le TCCE [39] . En adoptant l’alinéa 40a) de la Loi sur le TCCE, le Parlement a conféré un pouvoir de réglementation suffisamment vaste pour justifier les modifications de 2019 au Règlement [40] .

[43] Dans ce contexte, le point de vue de Thales concernant les modifications de 2019 au Règlement se résume à l’expression de son désaccord fondamental avec le choix de politique publique de la gouverneure en conseil au moment de l’adoption de ces dispositions. En fait, Thales soulève divers motifs de politique publique pour lesquels elle n’est pas d’accord avec ce choix [41] . Le Tribunal n’a pas été convaincu que ces avis sont fondés en droit. En fin de compte, la gouverneure en conseil a simplement agi comme elle l’entendait en vertu des pouvoirs de réglementation délégués par le Parlement aux termes de l’article 40 de la Loi sur le TCCE. Le Tribunal ne se prononce pas sur les choix stratégiques entre diverses options de politique publique.

[44] Les modifications de 2019 au Règlement ont rendu caduque la position juridique adoptée par le Tribunal dans les trois affaires qui ont suivi Eclipsys, codifiant de fait l’approche adoptée avant ces affaires [42] . Thales demande en fait au Tribunal de ne pas tenir compte des modifications de 2019 au Règlement, malgré le fait même que la gouverneure en conseil a adopté ces modifications, en premier lieu, pour renverser intentionnellement la jurisprudence du Tribunal datant de la période c). La loi ne permet pas au Tribunal de procéder comme demandé par Thales.

Considérations finales

[45] La Cour d’appel fédérale a reconnu l’expertise spécialisée du Tribunal dans le domaine de l’examen des marchés publics [43] . Lorsque le Tribunal est chargé d’examiner des mesures correctives, et sous-jacent à l’esprit de la Loi sur le TCCE, le Parlement a demandé au Tribunal de tenir compte (et, en fait, d’être préoccupé) par le maintien de la transparence, de l’accessibilité et de l’efficacité du système d’appel d’offres concurrentiel.

[46] La conséquence ultime des modifications de 2019 sur l’affaire en l’espèce est que celles-ci soustraient de l’examen du Tribunal une question qui n’a aucun lien avec la sécurité nationale, c’est-à-dire la question de savoir si la plateforme Connexion postel était dûment prête à recevoir la soumission de Thales. Le Tribunal a eu l’occasion, récemment, d’examiner des lacunes alléguées de la plateforme Connexion postel [44] . Les tribunaux n’ont peut-être pas une connaissance approfondie semblable de ce système. L’affaire intentée par Thales aurait donné au Tribunal une autre occasion d’examiner ce portail et de déterminer s’il constituait une menace ponctuelle, voire systémique, au bon fonctionnement et à l’intégrité du système d’appel d’offres concurrentiel. De l’avis du Tribunal, il s’agit d’une occasion manquée. Sans se prononcer sur le bien-fondé de la plainte de Thales, le Tribunal invite TPSGC à examiner de près les questions soulevées par Thales à l’égard de la plateforme Connexion postel et à prendre toute mesure appropriée.

CONCLUSION ET ORDONNANCE

[47] Le Tribunal accueille la requête présentée par TPSGC et ordonne que la plainte soit rejetée. Chaque partie assumera ses propres frais.

 



[20] Deux procédures ont précédé l’IQ dont il est question – voir « Cyberdéfense - Décision, Analyse et Réponse (CD‑DAR) - Ébauche d’invitation à se qualifier (W6369-20CY06/A) » à l’adresse https://achatsetventes.gc.ca/donnees-sur-l-approvisionnement/appels-d-offres/PW-QE-049-27831 et « Projet Cyberdéfense - décision, analyse et réponse (CD‑DAR) – Demande de renseignement (W6369-20CY06/B) » à l’adresse https://achatsetventes.gc.ca/donnees-sur-l-approvisionnement/appels-d-offres/PW-QE-049-27832. L’ensemble de la procédure de passation de marché prévue du projet CD-DAR et l’échéancier sont présentés dans l’IQ – voir pièce PR-2021-067-01 à la p. 27.

[30] TPSGC énumère les affaires allant jusqu’à 2016 – voir la pièce PR-2021-067-09 aux p. 8–10, où l’on fait référence à des affaires ayant précédé la décision du Tribunal dans l’affaire Eclipsys Solutions Inc. c. Services partagés Canada (4 février 2016), PR-2015-039 (TCCE) [Eclipsys]; Thales cite des affaires depuis Eclipsys à la pièce PR‑2021-067-11 aux p. 11–14 (« Historique du traitement » [traduction]) plus précisément : M.D. Charlton Co. Ltd. c. Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (10 août 2016), PR‑2015-070 (TCCE) [M.D. Charlton]; Hewlett-Packard (Canada) Co. c. Services partagés Canada (20 mars 2017), PR-2016-043 (TCCE) [Hewlett-Packard]; Harris Corporation c. Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (23 août 2018), PR-2018-001 (TCCE) [Harris Corporation].

[39] Les paragraphes 40a) et 40i) de la Loi sur le TCCE prévoient ce qui suit :

40. Le gouverneur en conseil peut, par règlement :

a) prévoir les questions à aborder par le Tribunal au cours des enquêtes ouvertes sous le régime de la présente loi;

[...]

i) prévoir les conditions à remplir avant que le Tribunal puisse enquêter sur une plainte déposée en vertu du paragraphe 30.11(1) et les questions qu’il doit traiter dans le cadre de l’enquête;

[40] Voir Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) et Règlement modifiant le Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics, DORS/2019-162, en ligne : https://gazette.gc.ca/rp-pr/p2/2019/2019-06-12/html/sor-dors162-fra.html. Le Tribunal se demande si la référence à l’alinéa 40i) de la Loi sur le TCCE lors de l’adoption des modifications de 2019 au Règlement était correcte puisque cette disposition prévoit que le gouverneur en conseil peut, par règlement « prévoir les conditions à remplir avant que le Tribunal puisse enquêter sur une plainte » [nos italiques]. Selon les modifications de 2019 au Règlement, il existe une exigence qui fait en sorte qu’une enquête déjà en cours doit cesser.

[42] Surtout, le REIR qui accompagnait les modifications de 2019 au Règlement était moins précis quant à ses objectifs que ne l’a été le procureur général dans cette affaire. Le REIR ne renferme aucune disposition visant à « rétablir » une interprétation antérieure de la loi. À l’inverse, dans sa plaidoirie dans le cadre de cette procédure, le procureur général fait référence à un tel rétablissement ou résultat à plusieurs reprises (voir la pièce PR‑2021-067-09 aux par. 20, 29; pièce PR-2021-067-12 aux par. 16, 18).

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