Enquêtes sur les marchés publics

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EXPOSÉ DES MOTIFS

[1] En vertu du paragraphe 30.11(1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur [1] (Loi sur le TCCE), tout fournisseur potentiel peut, sous réserve du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics [2] (Règlement), déposer une plainte auprès du Tribunal canadien du commerce extérieur concernant la procédure des marchés publics suivie relativement à un contrat spécifique et lui demander d’enquêter sur cette plainte. En vertu du paragraphe 30.13(1) de la Loi sur le TCCE, après avoir jugé la plainte conforme au paragraphe 30.11(2) de la Loi sur le TCCE et sous réserve du Règlement, le Tribunal détermine s’il y a lieu d’enquêter.

[2] La plainte porte sur une demande de propositions (DP) (appel d’offres no 30001907) publiée le 24 janvier 2022 par le ministère des Pêches et des Océans (MPO). La DP sollicitait des propositions pour la prestation de services de sauvetage pour l’élimination in situ d’un navire de pêche, le Hamilton Banker, se trouvant à Colliers, Terre-Neuve-et-Labrador.

[3] La plaignante, Terra Services Inc. (Terra Services), prétend qu’elle a présenté la soumission la moins disante en réponse à l’appel d’offres et qu’elle aurait dû se voir attribuer le contrat par le MPO. Terra Services soutient que le MPO a plutôt attribué le contrat à un autre soumissionnaire de manière inappropriée et préjudiciable.

CONTEXTE

[4] Le 6 mars 2022, un jour avant la date de clôture de l’appel d’offres, Terra Services a présenté une soumission au MPO au prix de 900 000 $ (taxes applicables en sus) pour fournir les services de sauvetage [3] . Le MPO a reçu des soumissions de deux autres soumissionnaires [4] .

[5] Le 22 mars 2022, le MPO a envoyé un courriel à Terra Services pour l’informer que le contrat serait attribué à Marine Recycling Corp. au prix de 1 214 400 $ (taxes comprises) et que l’équipe d’évaluation avait déclaré la soumission de Terra Services non conforme parce qu’elle ne répondait pas à trois des quatre critères techniques obligatoires de la DP [5] . Le même jour, le MPO a envoyé deux autres courriels corrigeant la valeur du contrat attribué [6] . La valeur finale du contrat est de 1 810 595,65 $ (taxes comprises).

[6] Le 23 mars 2022, Terra Services a appelé l’agent supérieur des contrats du MPO, M. Richard Soulliere. Au cours de l’appel, Terra Services a informé le MPO que, bien que certaines informations clés n’aient pas été incluses dans sa soumission pour des raisons de coûts, elles pourraient être fournies si Terra Services s’avérait être le soumissionnaire le moins disant [7] . À cet égard, le MPO a informé Terra Services que tout problème empêchant un soumissionnaire de fournir les renseignements demandés doit être porté à l’attention de l’autorité contractante pendant la période d’appel d’offres, mais qu’aucun soumissionnaire n’avait signalé de tels problèmes relativement à l’appel d’offres en question [8] .

[7] Le 28 mars 2022, Terra Services a présenté une opposition au MPO, indiquant qu’elle « n’avait pas les ressources que [le MPO] demandait, mais a informé le MPO que si [Terra Services] était le soumissionnaire retenu, [elle] fournirait la documentation nécessaire concernant le personnel clé et d’autres informations liées aux exigences du projet. C’était le signal pour [le MPO] d’examiner cette question » [9] [traduction].

[8] Le 1er avril 2022, Terra Services a déposé une première plainte auprès du Tribunal [10] . À ce moment-là, le MPO n’avait pas encore répondu à Terra Services et le Tribunal a jugé que la plainte était prématurée [11] .

[9] Le 21 avril 2022, Terra Services a reçu une lettre du MPO répondant à son opposition formulée le 28 mars 2022 [12] . Dans sa lettre, le MPO a confirmé qu’il n’attribuerait pas le contrat à Terra Services, car son offre a été déclarée non conforme pour non-respect de trois des exigences obligatoires de la DP, à savoir les critères techniques obligatoires O1 (expérience), O2 (personnel clé) et O3 (plan d’intervention) [13] . Le MPO a fourni des explications détaillées sur les raisons pour lesquelles Terra Services ne répondait pas à ces trois critères.

[10] Par conséquent, le 27 avril 2022, Terra Services a déposé une nouvelle plainte auprès du Tribunal pour les mêmes motifs que ceux soulevés dans la plainte initiale PR-2022-001 [14] .

ANALYSE

[11] Aux termes des articles 6 et 7 du Règlement, après avoir reçu une plainte conforme aux termes du paragraphe 30.11(2) de la Loi sur le TCCE, le Tribunal doit déterminer si les quatre conditions suivantes sont remplies avant d’ouvrir une enquête :

(i) la plainte a été déposée dans les délais prescrits; [15]

(ii) le plaignant est un fournisseur potentiel; [16]

(iii) la plainte porte sur un contrat spécifique; [17]

(iv) les renseignements fournis démontrent, dans une mesure raisonnable, que la procédure du marché public n’a pas été suivie conformément aux accords commerciaux applicables. [18]

[12] La plainte a été déposée le 27 avril 2022, dans les 10 jours ouvrables suivant la réception de la lettre du MPO datée du 21 avril 2022, laquelle constituait effectivement un refus de réparation. La plainte a donc été déposée dans les délais prescrits à l’article 6 du Règlement.

[13] Aux termes de l’alinéa 7(1)(c) du Règlement, le Tribunal doit déterminer si les renseignements fournis par la partie plaignante et les autres renseignements examinés par le Tribunal démontrent, dans une mesure raisonnable, que la procédure du marché public n’a pas été suivie conformément à l’un des accords commerciaux applicables énoncés dans ce paragraphe. Le Tribunal a précédemment décrit le critère préliminaire de preuve à satisfaire comme suit :

Dans une plainte concernant les marchés publics, la partie qui allègue qu’un marché public n’a pas été passé en conformité avec les accords commerciaux applicables doit présenter certains éléments probants à l’appui de son allégation. Cela ne signifie pas qu’une partie plaignante dans un litige concernant un marché public aux termes d’un des accords doive démontrer tous les faits nécessaires comme une partie plaignante doit généralement le faire dans une action au civil. [...] Cependant, la partie plaignante doit présenter suffisamment de faits ou arguments qui indiquent, d’une façon raisonnable, qu’il y a eu violation d’un des accords commerciaux. [19]

[14] En l’espèce, le Tribunal a décidé de ne pas enquêter sur la plainte de Terra Services puisque les renseignements fournis ne démontrent pas, dans une mesure raisonnable, que la procédure du marché public n’a pas été suivie conformément aux accords commerciaux applicables, qui, en l’espèce, comprennent l’Accord de libre-échange canadien [20] . Le Tribunal parvient à cette conclusion pour les motifs exposés ci-après.

Terra Services ne s’est pas conformée aux critères obligatoires O1, O2 et O3

Critère O1

[15] Le critère O1 portait sur l’expérience du soumissionnaire en matière de sauvetage maritime et exigeait du soumissionnaire : [21]

a. d’avoir au minimum 60 mois (5 ans) d’expérience dans l’industrie du sauvetage maritime ou dans l’industrie maritime, au cours des cent quatre-vingts derniers mois (15 ans) à compter de la date de clôture des soumissions; et

b. de démontrer qu’il a effectué des opérations d’élimination des polluants, de démantèlement et d’élimination/de recyclage sur des navires à coque d’acier, à deux (2) occasions distinctes au cours des 120 derniers mois (10 ans), y compris des références.

[...]

[16] Dans sa soumission, Terra Services n’a fourni que deux projets à titre d’exemple, tous deux réalisés en 2020 [22] . La soumission ne faisait pas non plus mention d’un « navire à coque d’acier ». Pour ces raisons, l’équipe d’évaluation des soumissions du MPO a jugé que la soumission de Terra Services ne répondait pas au critère O1 [23] . Le Tribunal est d’accord avec l’évaluation du MPO.

Critère O2

[17] Le critère O2 portait sur l’identification du personnel clé et exigeait du soumissionnaire de démontrer que tous les critères obligatoires suivants étaient remplis : [24]

Le soumissionnaire doit identifier le personnel clé* qui DOIT avoir un minimum de vingt‑quatre mois (deux (2) ans) d’expérience dans l’élimination des polluants, les levés marins, les évaluations de la stabilité, ainsi que la déconstruction et le recyclage de navires à coque d’acier, acquise au cours des cent vingt derniers mois (10 ans) à compter de la date de clôture des soumissions et fournir les détails particuliers indiqués ci-dessous.

Le soumissionnaire DOIT fournir au minimum les renseignements suivants :

1. Des précisions sur la gestion et l’organisation prévues du projet avec une chaîne de commandement, des postes, des rôles et des responsabilités ainsi que des liens avec la Garde côtière canadienne (GCC) et d’autres organismes/entités sur place.

2. Les détails complets sur le personnel clé proposé pour entreprendre l’opération, avec des CV sommaires qui doivent contenir des renseignements précis sur le projet (pas plus de 2 pages), soulignant les qualifications et l’expérience en matière d’opérations d’élimination des polluants, de démantèlement et d’élimination/de recyclage et de déconstruction sur des navires à coque d’acier.

Le personnel clé* se définit comme le gestionnaire d’un projet ou comme quiconque devant détenir un diplôme (une copie devra être fournie avec la proposition technique) dans son domaine, comme un chimiste marin, un architecte naval, un pilote de remorqueur, etc.

[18] Dans sa soumission, Terra Services a inscrit la phrase suivante : « Si nous sommes le soumissionnaire retenu, nous fournirons les documents concernant le personnel clé et d’autres renseignements relatifs aux exigences du projet » [25] [traduction].

[19] Dans sa réponse du 21 avril 2022, le MPO a expliqué que ses évaluateurs avaient jugé que la soumission de Terra Services n’avait pas satisfait au critère O2 car, essentiellement, les renseignements n’avaient pas été fournis et devaient l’être avant la clôture de l’appel d’offres [26] .

[20] Le Tribunal est d’accord avec l’évaluation faite par le MPO. De son propre aveu, Terra Services n’a pas fourni les renseignements concernant le personnel clé qui étaient clairement requis en vertu du critère O2.

Critère O3

[21] Le critère O3 portait sur le plan d’intervention pour le retrait du navire de pêche Hamilton Banker et prévoyait ce qui suit : [27]

Le soumissionnaire DOIT fournir un plan d’intervention qui décrit la façon dont il entend procéder au retrait du NdP HAMILTON BANKER conformément à l’énoncé des travaux (annexe A). Le plan d’intervention doit inclure les éléments suivants :

O3.1. ACCÈS AU NAVIRE ET ÉLIMINATION DES POLLUANTS EN VRAC

3.1.1 Élaborer un plan d’élimination des polluants en vrac

3.1.1.1 Permettre l’accès au navire.

3.1.1.2 Obtenir les permis et approbations nécessaires et déterminer le processus et l’échéancier lors de l’attribution du contrat.

3.1.1.3 Évaluer, inspecter et pomper les compartiments et/ou les réservoirs.

3.1.1.4 Éliminer tous les polluants résiduels et en vrac.

3.1.1.5 Fournir un organigramme de l’équipe qui sera sur place pour gérer le projet et exécuter les travaux.

O3.2. DÉMANTÈLEMENT ET RECYCLAGE DU NAVIRE

3.2.1 Produire une déclaration de méthode détaillant la manière dont le navire sera démantelé et recyclé dans le respect de l’environnement et conformément à tous les textes législatifs canadiens en vigueur.

3.2.2 Produire une déclaration de méthode détaillant la manière dont tous les matériaux d’amiante et les substances nocives ou potentiellement dangereuses (SNPD) seront retirés du navire et éliminés.

O3.3. Calendrier des opérations

3.3.1 Le soumissionnaire doit fournir un échéancier sous forme d’un graphique de Gantt (ou l’équivalent) qui démontre la façon dont les opérations seront menées à bien dans les 4 mois suivant l’attribution du contrat. Il doit inclure les ressources et les effectifs minimums affectés à chaque étape du graphique de Gantt (ou l’équivalent). Une semaine de travail opérationnel de 7 jours est requise sous réserve de conditions météorologiques adéquates.

[22] Les évaluateurs du MPO ont conclu que Terra Services n’avait pas respecté les éléments 3.1.1.3, 3.2.2 et 3.3.1 du critère O3 parce que la soumission ne faisait pas mention d’une évaluation, ne mentionnait pas l’amiante et les substances nocives ou potentiellement dangereuses et ne comprenait pas de graphique de Gantt (ou l’équivalent) [28] . Le Tribunal conclut que l’évaluation du MPO relativement à ce critère est raisonnable.

Le soumissionnaire a la responsabilité de s’assurer du respect des modalités de l’appel d’offres

[23] En fin de compte, les soumissionnaires ont la responsabilité de s’assurer du respect de toutes les modalités de l’appel d’offres. En l’espèce, même si le prix proposé par Terra Services dans sa soumission était inférieur à celui des autres soumissionnaires, le MPO ne pouvait pas attribuer le contrat à Terra Services, car sa soumission ne répondait pas aux critères techniques obligatoires demandés.

[24] Comme expliqué ci-dessus, dans une plainte relative à un marché public, le plaignant doit présenter des faits ou des arguments indiquant, de façon raisonnable, qu’une violation des accords commerciaux a eu lieu. Par exemple, en l’espèce, Terra Services aurait dû présenter des arguments démontrant que les évaluateurs du MPO ont commis une erreur dans l’évaluation de sa soumission ou la façon dont sa proposition répondait aux critères techniques obligatoires O1, O2 et O3. Terra Services n’a pas fourni une telle explication.

[25] Terra Services semble avoir considéré qu’il serait possible de fournir des renseignements supplémentaires après la clôture de l’appel d’offres pour compléter sa soumission, ce qui est inexact. Il est un principe bien établi que la modification d’une soumission par le soumissionnaire ou par l’entité acheteuse après la date limite de réception des soumissions est interdite [29] . Cette interdiction vise à garantir que tous les soumissionnaires bénéficient d’une occasion juste et équitable dans le cadre du processus d’évaluation des soumissions. La Cour d’appel fédérale a décrit la règle interdisant la modification d’une soumission comme suit : [30]

22. Certes, il ne fait aucun doute que les soumissionnaires ne peuvent pas apporter de corrections et de modifications importantes à leurs soumissions après la date de clôture. Il faut satisfaire aux exigences figurant dans la DP au moment de la clôture de l’appel d’offres, et une entité d’approvisionnement ne peut pas examiner des renseignements présentés après cette date. Une « modification de soumission », comme on l’appelle, est considérée comme une façon indirecte d’accepter une soumission en retard. L’interdiction des modifications des soumissions [est] (sic) facilement compréhensible : permettre la modification d’une soumission après coup saperait le processus de soumission même, puisque cela permettrait qu’une soumission soit modifiée au moment où celles des autres sont connues ou pourraient l’être [...].

[26] Pour les raisons susmentionnées, le Tribunal conclut qu’aucune erreur susceptible de contrôle n’a été commise en ce qui concerne l’évaluation par le MPO de la soumission de Terra Services.

[27] Le Tribunal prend également note de la question soulevée par Terra Services concernant la présumée modification du prix contractuel de la soumission retenue [31] . Le Tribunal comprend que cette question fait référence aux deux courriels subséquents envoyés par le MPO le 22 mars 2022 qui consistaient en des corrections à la valeur du contrat initialement indiquée dans le premier courriel du MPO [32] . Aucune preuve au dossier n’indique que ces courriels sont autre chose que des corrections apportées aux courriels du MPO, et non une modification de la soumission retenue.

[28] Par conséquent, le Tribunal conclut que la plainte ne démontre pas, dans une mesure raisonnable, que la procédure de passation du marché public n’a pas été suivie conformément aux accords commerciaux applicables.

DÉCISION

[29] Aux termes du paragraphe 30.13(1) de la Loi sur le TCCE, le Tribunal a décidé de ne pas enquêter sur la plainte.

 



[19] Paul Pollack Personnel Ltd. s/n The Pollack Group Canada (24 septembre 2013), PR-2013-016 (TCCE) au par. 27, citant K-Lor Contractors Services Ltd. (23 novembre 2000), PR-2000-023 (TCCE) à la p. 6.

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