LES MAGASINS CHÂTEAU DU CANADA LTÉE ET PRODUCTIONS HÉMISPHÈRE INC.

Enquêtes


RAPPORT AU MINISTRE DES FINANCES
DEMANDES D’ALLÉGEMENT TARIFAIRE DÉPOSÉES PAR
LES MAGASINS CHÂTEAU DU CANADA LTÉE
ET PRODUCTIONS HÉMISPHÈRE INC.
CONCERNANT LA GABARDINE ARMANI
LE 19 SEPTEMBRE 1995

TABLE DES MATIERES


Demandes nos : TR-94-011 et TR-94-019

Membres du Tribunal : Arthur B. Trudeau, membre présidant
Robert C. Coates, c.r., membre
Desmond Hallissey, membre


Directeur de la recherche : Réal Roy


Gestionnaire de la recherche : Audrey D. Chapman


Avocat pour le Tribunal : Robert Desjardins


Agent à l’inscription et
à la distribution : Claudette Friesen

Adresser toutes les communications au :

Secrétaire
Tribunal canadien du commerce extérieur
Standard Life Centre
333, avenue Laurier ouest
15e étage
Ottawa (Ontario)
K1A 0G7

INTRODUCTION

Le 14 juillet 1994, le Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal) a reçu du ministre des Finances (le Ministre), aux termes de l’article 19 de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur [1] , le mandat de faire enquête sur les demandes présentées par les producteurs nationaux qui souhaitent obtenir des allégements tarifaires sur les intrants textiles importés dans le cadre de leurs activités de fabrication et de formuler des recommandations au Ministre concernant ces demandes.

Conformément au mandat confié par le Ministre, le Tribunal a reçu, les 6 et 28 mars 1995, des sociétés Les magasins Château du Canada Ltée (Le Château) et Productions Hémisphère Inc. (Hémisphère), respectivement, de Montréal (Québec), des demandes de suppression permanente des droits de douane sur les importations, en provenance de tous les pays, de la gabardine Armani, un tissu à haute torsion constitué de polyester à 65 p. 100 et de rayonne à 35 p. 100, présentant une largeur de 55/56 po et une masse surfacique d’environ 255 g/m2, ayant un toucher sec et un beau tombant, destinée à être utilisée dans la production de gilets, de pantalons, de jupes, de robes, de shorts et de blazers pour femmes et de gilets, de pantalons et de vestons pour hommes (le tissu en question).

Le 28 avril 1995, estimant que les dossiers des demandes étaient complets, le Tribunal a publié un avis d’ouverture d’enquête qui a été diffusé et a paru dans la Partie I de la Gazette du Canada [2] du 6 mai 1995.

Dans le cadre de l’enquête, le personnel de la recherche du Tribunal a fait parvenir des questionnaires aux producteurs potentiels de tissus identiques ou substituables au tissu en question. Des questionnaires ont également été envoyés aux utilisateurs connus de tissus identiques ou substituables au tissu en question et à deux importateurs connus du tissu en question. Une lettre a été envoyée au ministère du Revenu national (Revenu Canada) en vue d’obtenir des renseignements sur le classement tarifaire du tissu en question, et des échantillons ont été fournis aux fins d’analyse en laboratoire. Des lettres ont également été expédiées à plusieurs autres ministères pour obtenir des renseignements et des avis.

Un rapport d’enquête du personnel, résumant les données fournies par les ministères susmentionnés, Le Château, Hémisphère et les autres entreprises qui ont répondu aux questionnaires, a été remis aux parties qui avaient déposé des actes de comparution dans le cadre de la présente enquête, soit : Le Château, Hémisphère, l’Institut canadien des textiles (l’ICT), Les vêtements de sports Tribal Inc., Doubletex Inc. (Doubletex), Textiles généraux Ltée (Textiles généraux) et K.T.H. Industries de vêtements de sport Ltée.

Doubletex et l’ICT ont déposé auprès du Tribunal des exposés auxquels seul Le Château a répondu. Aucune audience publique n’a été tenue aux fins de la présente enquête.

RENSEIGNEMENTS SUR LE PRODUIT

Le terme «gabardine Armani» [3] est uniquement utilisé dans l’industrie et n’a été créé que pour identifier le tissu. Les utilisateurs de ce tissu ne se servent du nom «Armani» ni dans leur publicité ni dans aucune promotion destinée au public.

Selon Revenu Canada, le tissu en question est classé aux fins des douanes dans le numéro tarifaire 5515.11.00.00 de l’annexe I du Tarif des douanes [4] . Il est passible de droits de douane de 20,5 p. 100 ad valorem en vertu du tarif NPF, sous réserve du TPG, de 20,2 p. 100 ad valorem en vertu du TPB, de 7,5 p. 100 ad valorem en vertu du tarif des É.-U. et de 20,0 p. 100 ad valorem en vertu du tarif du Mexique.

Revenu Canada a analysé le tissu en question et a confirmé qu’il ne s’agit pas d’une gabardine ou d’un tissu d’armure sergé [5] , comme l’ont déclaré Le Château et Hémisphère. Il a plutôt établi que le tissu en question est un tissu d’armure satin à cinq harnais, fait d’un mélange de fils à haute torsion renfermant 65 p. 100, en poids, de fibres discontinues de polyester et 35 p. 100, en poids, de fibres discontinues de rayonne viscose, présentant une largeur de 140 à 142 cm. Les deux échantillons (dont l’un a été soumis par Le Château et l’autre par Hémisphère) expédiés à Revenu Canada présentaient une masse surfacique de 264 g/m2 et de 266 g/m2, respectivement.

Revenu Canada a proposé la description suivante du produit si l’allégement tarifaire est accordé :

Tissu d’armure satin à cinq harnais, fait d’un mélange de fils à haute torsion renfermant 65 p. 100, en poids, de fibres discontinues de polyester et 35 p. 100, en poids, de fibres discontinues de rayonne viscose, présentant une largeur de 140 à 142 cm et une masse surfacique variant entre 256 g/m2 et 275 g/m2, destiné à être utilisé dans la production de gilets, de pantalons, de jupes, de robes, de shorts et de blazers pour femmes et de gilets, de pantalons et de vestons pour hommes.

[Traduction]

L’industrie nationale du textile a présenté sa propre analyse des échantillons du tissu en question. Ses constatations sont semblables à celles de Revenu Canada. En outre, l’ICT suggère, si l’allégement tarifaire est accordé, d’inclure dans la définition officielle une définition de «haute torsion». Plus précisément, le tissu en question compte plus de 1 000 tours par mètre. Les discussions avec Revenu Canada ont confirmé qu’un fil à haute torsion, dans la présente enquête, doit avoir plus de 960 tours par mètre.

Le Château utilise le tissu en question pour confectionner des gilets, des pantalons, des jupes, des robes et des blazers pour femmes ainsi que des gilets, des pantalons et des vestons pour hommes. Les vêtements sont produits dans les installations de production de la société Le Château ainsi que dans des locaux de divers entrepreneurs en couture. Le Château s’occupe de la conception, dessine les patrons et réalise les échantillons, et se charge aussi de la préparation, du traçage et de la coupe du tissu. Les entrepreneurs en couture cousent, assemblent et préparent les vêtements jusqu’à l’état de produits finis. Ceux-ci sont alors expédiés à Le Château pour inspection finale et distribution.

Hémisphère utilise le tissu en question dans la confection de blazers, de pantalons, de jupes, de gilets et de shorts pour femmes. Cependant, aucune phase de la production comme telle des vêtements n’est réalisée par Hémisphère, qui emploie directement 11 personnes dans des fonctions de conception et des fonctions administratives à son siège social, à Montréal. Hémisphère sous-traite les activités de coupe et de couture à des entrepreneurs canadiens. Ceux-ci coupent le tissu selon les dimensions et formes requises et les cousent pour en faire des vêtements finis. Ces vêtements finis sont ensuite expédiés à Hémisphère pour distribution à des comptes de marques de distributeurs.

Selon les estimations, le marché canadien apparent pour le tissu en question et les prétendus tissus substituables était d’environ 2,8 millions de mètres linéaires en 1994. Cette estimation tient compte des achats combinés de tissus importés déclarés par les deux importateurs connus, soit Vogue Textiles Inc. et Textiles généraux, et du volume des ventes des prétendus tissus substituables produits par Consoltex Inc. (Consoltex) et Doubletex.

Les importations canadiennes totales du tissu en question sont évaluées à environ 4,0 millions de mètres linéaires en 1995, ce qui représente une valeur en douane de près de 12,5 millions de dollars. Les importations prévues du tissu en question en 1995 sont à la hausse par rapport à 1994 d’environ 135 p. 100 au volume et de 127 p. 100 en valeur. Traditionnellement, ces importations proviennent de Taiwan.

OBSERVATIONS

Les demandes présentées par Le Château et Hémisphère portent sur la suppression permanente des droits de douane en vertu du tarif NPF. Le montant estimatif des droits de douane économisés par les utilisateurs identifiés du tissu en question serait d’environ 1,1 million de dollars par année.

Le Château allègue que le consommateur canadien influence sa décision d’importer le tissu en question. À son avis, le volume des ventes potentielles actuelles et à long terme de ce tissu de filés devrait inciter les producteurs nationaux de textiles à fabriquer un tissu à haute torsion semblable. Le Château croit que ce tissu sera en demande pour de nombreuses années, contrairement à certains autres tissus mode.

Le Château estime qu’il est important que les fournisseurs canadiens de tissus effectuent plus de recherche et de développement et conservent leur avance sur la concurrence étrangère afin de maintenir les affaires au Canada. Le Château croit également que l’industrie du textile doit satisfaire la demande des consommateurs canadiens et soutient que, compte tenu des exposés présentés par Consoltex et Doubletex prouvant [traduction] «qu’elles ont hâte et qu’elles ont le vouloir et la confiance de pouvoir développer maintenant le tissu [en question]», un allégement tarifaire temporaire doit entrer en vigueur [traduction] «jusqu’à ce que le tissu (la gabardine Armani) soit disponible au pays».

Hémisphère soutient également qu’il n’existe pas au Canada un tissu à haute torsion substituable au tissu en question. Elle prétend que l’entreprise doit être en mesure d’offrir continuellement à ses clients la mode du jour. Hémisphère reconnaît qu’il est généralement dans son intérêt d’acheter les tissus au pays autant que possible pour éviter d’avoir à payer les droits de douane, les taux de change, les frais de courtage, etc. Si l’allégement tarifaire est accordé, Hémisphère prévoit une augmentation de ses ventes, une diminution des prix de vente et un accroissement de ses capacités de production.

L’ICT représente les fabricants canadiens de textiles. Il s’oppose à la demande pour le motif que des tissus substituables sont produits au Canada. L’ICT soutient que les producteurs nationaux subiraient une perte de ventes, des pressions sur les prix, des baisses de production et d’emploi, et une érosion de leurs marges bénéficiaires et de leurs profits.

Dans son exposé définitif, après réception du rapport d’enquête du personnel, l’ICT soutient que le personnel du Tribunal a sous-estimé l’incidence économique de l’allégement tarifaire sur l’industrie nationale du textile. Il prétend que tout changement tarifaire imposé sur les textiles a une incidence relative décroissante à des niveaux successifs de la structure industrielle pour les fabricants de textiles et de produits textiles. Par conséquent, le coût pour le fabricant de textiles a une incidence relative beaucoup plus élevée comparativement aux coûts et avantages dont bénéficie le fabricant du vêtement.

Soulignant que le personnel du Tribunal a évalué les coûts liés à l’annulation de la production du tissu d’armure sergé du point de vue de la marge bénéficiaire brute, Consoltex soutient de son côté que l’incidence réelle se fera sentir non seulement sur la production du tissu d’armure sergé mais sur celle d’autres tissus mode, vendus aux fabricants de vêtements pour femmes, qui concurrencent directement le tissu en question. Elle soutient également que cette incidence déborderait la marge bénéficiaire brute et entraînerait des pertes d’emploi chez Consoltex, ainsi qu’une perte de ventes, de production et d’emplois pour les fournisseurs de fils, à savoir les Fils spécialisés Dominion.

L’ICT soutient qu’il n’est pas réaliste de supposer que 100 p. 100 des droits de douane éliminés seraient récupérés sous forme d’économies par les utilisateurs de textiles sur un marché où les exportateurs et les détaillants cherchent à améliorer leurs marges bénéficiaires. Il n’est pas réaliste non plus de supposer que les utilisateurs de textiles importés récupéreront chaque dollar de droit de douane abandonné par le gouvernement. Il est plus probable que l’exportateur étranger réussira à accaparer une portion de l’allégement tarifaire. L’ICT affirme que, de la même façon, c’est faire preuve d’irréalisme que de postuler un coût zéro pour l’industrie canadienne du textile, étant donné surtout que certains exposés de l’industrie présentés au Tribunal démontrent qu’elle aurait en fait à engager certains coûts.

Consoltex fait remarquer que les réductions tarifaires mises en œuvre à la suite de l’enquête menée par le Tribunal en 1990 concernant les tarifs sur les textiles [6] , les réductions tarifaires négociées dans le cadre de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis [7] et de l’Accord de libre-échange nord-américain [8] , et les concessions tarifaires et les suppressions de contingents que le Canada a acceptées aux négociations commerciales multilatérales de l’Uruguay Round prévoient toutes une réduction, sur une certaine période, des taux de droits de douane sur les textiles importés. Consoltex soutient que les fabricants canadiens de textiles ont besoin de cette période pour s’ajuster aux niveaux moins élevés de protection et à la concurrence accrue.

Doubletex soutient que la fourniture à l’industrie du vêtement de tissus constitués de fils à haute torsion représente pour elle un chiffre d’affaires important et croissant. Elle prétend que ces affaires seront menacées si l’allégement tarifaire est accordé. Le tissu en question serait livré à un prix qui la mettrait directement en concurrence avec certains tissus constitués de fils à haute torsion que Doubletex produit maintenant et vend à divers fabricants de vêtements pour femmes.

Doubletex prétend que le personnel du Tribunal a sous-estimé ses coûts si l’allégement tarifaire est accordé. Elle soutient que les coûts seraient égaux à la perte totale des recettes sur les tissus que Doubletex a identifiés comme étant substituables au tissu en question.

Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international a informé le Tribunal que le Canada impose actuellement un contingent sur le tissu de polyester/rayonne, constitué d’un mélange de fibres discontinues de polyester et de rayonne ou de fibres de filature, importé de Taiwan. L’accord bilatéral qui prévoit cette restriction a été conclu entre le gouvernement du Canada et la Taiwan Textile Federation et est en vigueur depuis 1987. Le contingent frappant ces tissus a été adopté pour protéger les fabricants canadiens contre les exportations taiwanaises à grand volume et à faible prix. Le niveau de restriction original de 1994 pour les tissus de polyester/rayonne visés par le numéro 37a de l’accord sur le textile entre le Canada et Taiwan a été fixé à 1 822 989 kg, avec un taux de croissance annuel de 5 p. 100. L’utilisation annuelle du niveau de restriction rajusté de 1994 pour le numéro 37a, fixé à 2 023 518 kg, était de 1 944 834 kg, soit 96 p. 100.

Une décision d’accorder l’allégement tarifaire permettrait aux parties intéressées de faire une demande de traitement en marge du contingent. À cet égard, Doubletex a indiqué que, même si elle est opposée à l’allégement tarifaire, elle cherche à obtenir un traitement en marge du contingent pour ses importations de «gabardine Armani» écrue.

Selon Revenu Canada, l’administration de l’allégement tarifaire, s’il est accordé, ne lui imposerait pas de coûts s’ajoutant à ceux qu’il supporte déjà. Les producteurs nationaux de textiles mettent l’exactitude de cette affirmation en doute, soutenant que, si cela était vrai, la nouvelle disposition pourrait donner lieu à des abus considérables. Les discussions que le personnel du Tribunal a eues avec Revenu Canada ont confirmé que, pour chaque nouvel importateur cherchant un taux spécial, Revenu Canada envoie normalement et de façon courante à son laboratoire, pour fins d’analyse et de confirmation du classement tarifaire, les articles qui font l’objet d’une considération spéciale. À des fins d’exécution, on envoie ensuite, au hasard, les articles pour être analysés et pour confirmer qu’ils ont été classés correctement.

ANALYSE

Dans la présente enquête, le Tribunal doit se pencher sur les questions qui consistent à déterminer d’abord si un tissu identique ou substituable est produit au Canada et, deuxièmement, l’incidence qu’aurait l’allégement tarifaire sur les producteurs nationaux intéressés s’il est accordé.

La question de la «substituabilité du tissu» n’est pas nouvelle; c’est un motif de désaccord entre les industries du textile et du vêtement depuis de nombreuses années. Pour trancher la question dans la présente enquête, le Tribunal a retenu divers facteurs, notamment les suivants.

La description technique de deux tissus quelconques doit constituer le premier niveau de sélection lorsqu’il est question d’établir si des tissus sont substituables. Par exemple, le Tribunal aurait de la difficulté à accepter les affirmations des producteurs de textiles selon lesquelles un tissu synthétique est substituable à un nontissé, ou qu’un tissu fait d’un mélange de polyester et de coton est substituable à un tissu de polyester/rayonne. En d’autres termes, la composition et la description techniques doivent généralement être dans la même catégorie [9] .

Dans la présente enquête, le tissu en question est produit à partir de fils à haute torsion, tandis que Consoltex, un important producteur national de textiles, ne fournit pas un tissu produit à partir de fils à haute torsion. Les éléments de preuve indiquent que les caractéristiques de tombant et de toucher recherchées dans le tissu en question sont dues aux fils à haute torsion, ce qui semble appuyer les arguments avancés par Le Château et Hémisphère selon lesquels il n’existe pas de substitut direct.

L’acceptabilité du marché est un autre facteur à considérer dans une analyse de la substituabilité. Bien que les descriptions techniques, les classements tarifaires et certaines autres caractéristiques physiques ou d’utilisation finale de deux tissus puissent être semblables, ceux-ci peuvent être perçus comme différents par les consommateurs et, par conséquent, ne sont pas directement substituables. Dans la présente enquête, les ventes traditionnelles et prévues du tissu en question prouvent l’existence d?92'une demande et d’une acceptabilité reconnue du marché pour le tissu en question, tout à fait distinctes de la demande relative aux prétendus tissus substituables de fabrication nationale.

Le prix est lié à l’acceptabilité du marché. Les consommateurs de certains tissus sont prêts à payer davantage pour les caractéristiques qu’ils estiment trouver dans un tissu mais pas dans un autre. Par conséquent, les éléments de preuve indiquant qu’un tissu entraîne un prix différent d’un autre semblent démontrer au Tribunal que les deux tissus ne sont pas des substituts directs l’un de l’autre, même si, du point de vue fonctionnel, les tissus sont utilisés dans le même produit final, c.-à-d. des jupes ou des pantalons. Le Tribunal reconnaît, néanmoins, qu’il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les prix de deux produits très semblables peuvent différer. Par conséquent, les fourchettes de prix de certains tissus et produits finals sont d’autres indicateurs de la substituabilité éventuelle d’un tissu par un autre. Le Tribunal estime qu’une différence marginale de prix n’a pas d’incidence sur la substituabilité éventuelle des tissus. Toutefois, dans la présente enquête, le prix à quai du tissu en question est sensiblement plus élevé que le prix des tissus fabriqués au pays. En outre, le prix de produits finals semblables contenant le tissu en question et celui d’un tissu de fabrication nationale, des jupes par exemple, sont fixés à différents moments. Le fait que les fabricants nationaux de vêtements soient disposés à payer davantage pour un tissu particulier semble militer en faveur de l’argument voulant que les tissus de fabrication nationale ne soient pas directement substituables au tissu en question sur le marché où ils se font la concurrence.

La capacité d’approvisionnement est un autre des facteurs retenus par le Tribunal. Le Tribunal n’accorde pas beaucoup de poids aux arguments avancés par les producteurs nationaux de textiles selon lesquels ils peuvent produire des tissus identiques ou substituables et que cela serait un motif pour ne pas accorder l’allégement tarifaire [10] . Le Tribunal a besoin de plus que de simples assertions de la capacité éventuelle d’assurer l’approvisionnement d’un certain tissu. Il doit aussi obtenir des éléments de preuve montrant que les producteurs nationaux ont réellement fourni aux utilisateurs nationaux un produit identique ou substituable, ou qu’ils sont en voie d’établir l’approvisionnement d’un tissu substituable à l’intention des utilisateurs nationaux. De plus, les producteurs nationaux de textiles devraient pouvoir prouver qu’ils ont la capacité et la volonté de fournir des grandes et des petites quantités au besoin, à des conditions commerciales acceptables.

Dans la présente enquête, Le Château déclare avoir plusieurs fois demandé à Consoltex de mettre au point un tissu à haute torsion semblable au tissu en question. La réponse de Consoltex, selon Le Château, a été de reconnaître qu’elle ne trouve pas au pays de fils à haute torsion et qu’elle prévoit avoir de la difficulté à en importer [11] .

Doubletex, par contre, soutient qu’elle produit plusieurs tissus substituables constitués de fils à haute torsion. Le Tribunal fait remarquer, cependant, qu’aucun des tissus identifiés par Doubletex n’a la même construction que le tissu en question (65 p. 100 de fibres discontinues de polyester et 35 p. 100 de fibres discontinues de rayonne). De plus, les tissus ne se situent pas dans la gamme de masse surfacique définie par Revenu Canada, soit une masse surfacique variant entre 256 g/m2 et 275 g/m2. En outre, Doubletex reconnaît que ses tissus actuels ne sont pas des substituts directs parce qu’elle a indiqué au Tribunal qu’elle voulait ajouter le tissu en question à sa gamme de tissus disponibles.

Le Tribunal accepte que Consoltex et Doubletex produisent une vaste gamme de tissus qui sont vendus à des fabricants de vêtements pour femmes et pour hommes au Canada et qui concurrencent le tissu en question sur le marché. Le Tribunal est d’avis que ces entreprises produisent de nombreux tissus qui, à un degré limité [12] , sont substituables au tissu en question et que ces tissus sont vendus aux producteurs canadiens de certains vêtements pour femmes et pour hommes. Le Tribunal reconnaît aussi que, à cause de ce degré de substituabilité du tissu, l’allégement tarifaire pourrait avoir une incidence négative sur la rentabilité, les coûts et les prix de gros.

Cependant, le Tribunal fait aussi remarquer que Consoltex et Doubletex ont toutes deux présenté des exposés auxquels le Tribunal accorde un grand poids. Dans leurs exposés, elles affirment être en train de développer un approvisionnement national de tissu à haute torsion ayant les mêmes caractéristiques, qualités et la même acceptabilité du marché que le tissu en question. Le Tribunal estime qu’en affirmant qu’elle doit produire et fournir ce genre de tissu à haute torsion, l’industrie reconnaît et soutient du même coup que les tissus fabriqués actuellement au pays ne sont pas directement substituables au tissu en question.

Selon les niveaux antérieurs des importations du tissu en question et les projections à cet égard fournies par les utilisateurs du tissu en question, les principaux avantages directs issus de l’allégement tarifaire représenteraient un peu plus de 1,1 million de dollars par année si le tissu en question était passible de droits de douane en vertu du tarif NPF et dans l’hypothèse où il n’y aurait pas d’autre changement de volume d’importation et de prix en fonction des estimations pour 1995.

Outre ces avantages, il y aurait certains coûts associés à l’allégement tarifaire, bien que ceux-ci soient difficiles à évaluer avec précision. En se fondant sur les renseignements présentés au Tribunal, qui indiquent un degré élevé de substituabilité, le personnel du Tribunal estime que les coûts pourraient varier entre 1,1 et 4,5 millions de dollars. Cependant, le Tribunal ne souscrit pas à cette allégation (c.-à-d. qu’une gamme importante de tissus mode, en plus des tissus d’armure sergé et d’armure satin à haute torsion, serait également touchée par une réduction des tarifs). Dans l’ensemble, le Tribunal est d’avis que les avantages estimatifs que procurera l’allégement tarifaire seront supérieurs, et de loin, à tous les coûts que l’industrie aura à supporter si cet allégement est accordé.

Le Tribunal croit qu’il faut donner aux fabricants nationaux de vêtements qui utilisent le tissu en question la possibilité de devenir plus compétitifs par rapport aux importations de vêtements semblables. À cet égard, une réduction des coûts par allégement tarifaire favoriserait la position concurrentielle relative de ces fabricants de vêtements.

Malgré les arguments avancés en faveur d’un degré plus élevé de substituabilité des tissus fabriqués au pays, le Tribunal est d’avis que l’industrie de la mode fonctionne à un degré de substituabilité moins élevé et, par conséquent, cherche et insiste pour avoir de nouveaux tissus qui sont ou seront bientôt exigés par les consommateurs. Les fabricants de vêtements canadiens peuvent quand même opter de chercher sur le marché mondial des tissus qui correspondent aux exigences de leurs clients. Si ces tissus n’existent pas au Canada, l’allégement tarifaire peut être envisagé.

À la lumière des éléments de preuve présentés au Tribunal, le tissu en question semble être plus qu’un tissu mode saisonnier. Le Château a prouvé que le marché exige le tissu en question. Les ventes prévues du tissu en question devraient encourager l’industrie nationale du textile à répondre aux besoins de ses clients et à fournir un tissu à haute torsion semblable.

Enfin, l’ICT a déclaré que, si le Tribunal accordait un allégement tarifaire dans la présente cause, cela [traduction] «irait à l’encontre des propres conclusions du Tribunal dans la saisine no MN-89-001 visant les tarifs sur les textiles». Les conclusions du Tribunal dans la saisine no MN-89-001 portaient sur trois principaux groupes d’intrants utilisés par l’industrie du textile, soit les fibres, les fils et les tissus. Le mandat du Tribunal dans la présente enquête fait nécessairement porter les demandes d’allégement tarifaire sur des intrants textiles très précis destinés à des utilisations finales particulières. Par conséquent, le Tribunal doit, aux termes du mandat relatif aux textiles, concentrer son attention sur des demandes précises et faire des recommandations exclusivement dans ce contexte.

En résumé, le Tribunal conclut que les tissus fabriqués au pays n’offrent qu’un degré limité de substituabilité au tissu en question et que le fait d’accorder l’allégement tarifaire procurera, à court terme, de réels avantages économiques.

RECOMMANDATION

À la lumière de ce qui précède, le Tribunal recommande au Ministre, par la présente, de supprimer pour une période de deux ans les droits de douane sur les importations du tissu d’armure satin à cinq harnais, fait d’un mélange de fils à haute torsion (plus de 960 tours par mètre) renfermant 65 p. 100, en poids, de fibres discontinues de polyester et 35 p. 100, en poids, de fibres discontinues de rayonne viscose, présentant une largeur de 140 à 142 cm et une masse surfacique variant entre 256 g/m2 et 275 g/m2, destiné à être utilisé dans la production de gilets, de pantalons, de jupes, de robes, de shorts et de blazers pour femmes et de gilets, de pantalons et de vestons pour hommes.

Compte tenu du fait que les fabricants nationaux de textiles se sont engagés à produire et à fournir un tissu à haute torsion ayant des qualités semblables à celles du tissu en question, Consoltex, Doubletex et tout autre producteur pourront, lorsqu’un tel tissu sera disponible au Canada, demander l’ouverture d’une enquête aux termes du paragraphe 18(1) des Lignes directrices relatives à la saisine sur les textiles élaborées par le Tribunal aux fins de recommander une modification de l’ordonnance du gouverneur en conseil accordant l’allégement tarifaire, avant son expiration. Le Château reconnaît également que les producteurs nationaux de textiles sont décidés à fournir un tissu à haute torsion semblable et appuie leurs initiatives, proposant que l’allégement tarifaire ne reste en vigueur que jusqu’à ce qu’un substitut acceptable soit disponible au Canada.

Arthur B. Trudeau
_________________________
Arthur B. Trudeau
Membre présidant


Robert C. Coates, c.r.
_________________________
Robert C. Coates, c.r.
Membre


Desmond Hallissey
_________________________
Desmond Hallissey
Membre


1. L.R.C. (1985), ch. 47 (4e suppl.).

2. Vol. 129, no 18 à la p. 1489.

3. Après avoir analysé les échantillons, Revenu Canada a déterminé que le tissu en question n’est pas, en fait, une gabardine, mais un tissu d’armure satin.

4. L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.).

5. Consoltex Inc. et Doubletex ont également soutenu que le tissu en question n’est pas un tissu d’armure sergé, mais plutôt un tissu d’armure satin à cinq harnais.

6. Une enquête visant les tarifs sur les textiles , saisine no MN-89-001, février 1990.

7. Recueil des traités du Canada , 1989, no 3 (R.T.C.).

8. Signé à Ottawa (Ontario) les 11 et 17 décembre 1992, à Mexico, D. F., les 14 et 17 décembre 1992 et à Washington, D.C., les 8 et 17 décembre 1992 (en vigueur au Canada le 1 er janvier 1994).

9. Le Système harmonisé de désignation et de codification des marchandises du classement tarifaire est directement lié à la description technique d'un tissu. Théoriquement, de nombreux tissus pourraient être produits avec des caractéristiques physiques légèrement différentes de celles du tissu en question, mais ces tissus seraient néanmoins visés par le même numéro de classement à 10 chiffres que celui du tissu en question. Ces différentes caractéristiques physiques pourraient être aussi simples qu'une légère variation du denier du fil, du facteur de torsion ou de la masse surfacique du tissu. En outre, de nombreux autres tissus pourraient être produits avec des caractéristiques physiques légèrement différentes de celles du tissu en question, mais ils seraient visés par un numéro de classement à 10 chiffres différent de celui du tissu en question .

10. Voir Rapport au ministre des Finances : Demande d'allégement tarifaire déposée par Productions Hémisphère Inc. concernant le tissu d'armure sergé en polyester à 100 p. 100, Tribunal canadien du commerce extérieur, demande no TR-94-005, le 22 juin 1995.

11. Si les producteurs nationaux de textiles sont obligés d'importer certains fils à haute torsion parce qu'ils ne sont pas disponibles au Canada, ils peuvent aussi demander l'allégement tarifaire sur les importations de fils.

12. Un degré limité de substituabilité du point de vue de l'utilisation finale et de la fonctionnalité du tissu.


[ Table des matières]

Publication initiale : le 28 août 1996